Pour la sortie de la version 2 du site (1999), Chantal a parcouru son quartier, plume et appareil photo à la main, et nous a fait le beau cadeau qui suit.
D’abord, il y a la danse guerrière des rollers sur le bitume de l’esplanade. Leurs sauts sur un tremplin de fortune comme s’ils grimpaient encore une fois à l’assaut de la Bastille dans les bras du génie d’or de la liberté. Elle veille sur le quartier, la liberté. La seule forteresse ici est sous le portique de marbre antracite, le temple lyrique aux marches innombrables. Elles hébergent les badauds. Ils attendent. Même dans le froid. En plein soleil. En pleine nuit. Seule la pluie violente et violeuse les chasse. L’opéra. Le point de ralliement des rollers, des motards, des manifs, des concerts. Une autre manière de résister. On chante aussi la liberté.
De l’opéra à l’esplanade traverser est une aventure. On avance un pied prudent. Les têtes tournent. On regarde attentivement de tous les côtés. Autour de la colonne du génie, la place foisonne de bus, de voitures, de deux-roues. Les véhicules arrivent en tous sens : de Richard-Lenoir, de La Roquette, du Faubourg Saint-Antoine, de l’autre côté vers la gare de Lyon, et du Marais. Malgré les feux tricolores, on paie l’octroi. On traverse. En deux fois. C’est le pays du Haut. Celui du bruit, de la foule.
Sur l’esplanade, j’approche la haute grille d’argent. Je m’y arrête un moment. Elle enserre les rails du métro aérien suspendu au-dessus du canal Saint-Martin qui a plongé sous terre. Les portes des wagons s’ouvrent, déversent une troupe serrée qui ne peut s’empêcher de glisser un regard vers les grandes baies vitrées sur le port. J’admire une forêt de profils. La fatigue, le stress le plus tenace ne tuent pas ce bref bonheur : la grande flaque d’eau du port et ses bateaux.
Je descends la petite route pentue sertie de gros pavés parisiens. Je chemine, en suivant le parapet, vers ma plage. J’escalade la grille courte et verte. Le jardin de l’Arsenal est fermé la nuit, pas le jour. Mais j’aime escalader, sentir entre mes jambes la chaleur recelée par le fer. Il est tiède ou brûlant. Les yeux fermés je peux reconnaître les fleurs qui ponctuent mon parcours. Les hibiscus bleus et les tonnelles recouvertes de bignones éclatantes qui captent le moindre éclat du soleil. « Au Grand Bleu », sous son dais de platanes, dans un fauteuil de plastique vert, je savoure des bulles et du citron en rêvant de la mer. Je m’approche du bord et je respire de toutes mes forces l’odeur de l’eau saumâtre. En face de moi, l’écluse de l’Arsenal, à ma droite, le port, à ma gauche « Le Grand Bleu », derrière moi, le sombre goulet du canal Saint-Martin. Je me retourne rarement avant d’arriver, après la capitainerie, au pont métallique qui s’ouvre en deux, au milieu, comme deux bras pour accueillir les bateaux. J’essaie de rester le plus longtemps possible jusqu’à ce qu’une voix de femme également métallique, née de la chaleur sans doute, m’intime l’ordre de quitter le pont. Je reviens sur le quai à regret. Je file très vite en franchissant la pancarte « interdit aux piétons », sur l’étroit passage qui mène vers la Seine. Je vais vers la mer et cette maison bizarre recluse entre la Seine, l’écluse, le métro d’un côté, un pont de l’autre. La maison de l’éclusier, inhabitée aujourd’hui, dans cette zone glauque pour paumés du dimanche et sans-abris quotidiens, graffitis à l’appui. Qu’est-ce qu’elle fait toute seule à regarder s’ouvrir l’écluse, passer les bateaux ? Elle ne verra jamais la mer. Il suffirait de peu pour qu’elle soit pimpante. Quelques fleurs, un sourire à une fenêtre. Mais elle suinte de tristesse. Des grilles aux fenêtres, la porte dissuasive, la pierre austère, le soleil même ne la réchauffe pas. Une sentinelle sans espoir. Je lui envoie un baiser en passant, à pleine main. Je continue ma route. Je ralentis mon pas. La lumière s’annonce. Au tournant, c’est l’éblouissement : la Seine. Immense. Sans limite. Aveuglée soudain, terriblement heureuse, le coeur battant de je sais quel émoi, je cligne des yeux humides, les doigts imperceptiblement tremblants, en visière : là-bas, la vigie à la flèche aussi pure que la lumière, Notre-Dame ! Derrière, c’est la mer.
Chantal PORTILLO pour Terres d’écrivains, 31 août 1999.
Chantal PORTILLO écrit actuellement, en marchant, Aire d’accueil pour gens du voyage, son premier roman situé à Paris.
Ses romans et nouvelles :
À Mains nues (1995),
La Paupière du soleil et La femme sanguine (1996),
Les chercheurs de Sel (1997),
La femme pluie (1999).
Elle participe également à des travaux d’écriture dans le quartier Saint-Maur-Oberkampf à Paris. »