Avec Une Ténébreuse affaire (qui paraît dans Le Commerce entre le 14 janvier et le 20 février 1841 ; comme à son habitude, Balzac étoffera ensuite le roman pour sa publication en librairie en mars 1843, donnant en particulier davantage d’importance au personnage de Corentin), Balzac a-t-il inventé le roman policier ? Et a-t-il inventé, dans la foulée, le roman policier historique ?
À ces deux questions, nous pouvons répondre : presque.
Comme nous allons le voir, il s’agit bien :
– d’une intrigue policière,
– située qui plus est dans une période assez antérieure à son écriture, puisque Balzac compose le roman vers 1840, et que celui-ci se déroule principalement entre 1803 et 1806.
Si l’on y reconnaît la patte du romancier – par exemple dans ces « arrêts sur image » qui embarquent le lecteur, au moment crucial du récit, dans la description minutieuse d’un personnage, d’un fait historique ou d’un décor – on est entraîné, comme aujourd’hui avec un Grisham ou un Crichton, par l’enchevêtrement d’aventures dont les rebondissements, aux multiples ramifications politiques et internationales, permettent au lecteur de croiser Fouché, Talleyrand, Cambacérès, Lebrun… et même Napoléon en personne, sur le champ de bataille d’Iéna !
Si le nom de Balzac apparaît aujourd’hui tellement discret dans l’histoire du roman policier, c’est sans doute que, malgré la réapparition de Corentin et Vautrin dans nombre de romans de la Comédie humaine, Balzac n’a pas exploité la veine autant qu’un Gaboriau vingt-cinq ans plus tard. Emporté par le vaste projet de la Comédie humaine, il n’a pas le temps de s’arrêter en route au genre policier.
Si l’on s’arrête aux traits par lesquels Edgar Poe (d’ailleurs influencé par Balzac, au point de faire se dérouler en France ses premiers récits et de créer un héros enquêteur français, le chevalier Dupin) définit le caractère policier d’un texte (nécessité d’établir un plan préalable et de construire l’histoire à l’envers ; éviter la confusion des genres, fréquente dans le roman populaire ; le récit doit être bref et ne pas s’encombrer d’éléments parasites), Une Ténébreuse affaire n’est cependant pas un roman policier, car il mêle plusieurs genres et… manque de brièveté.
Le récit d’Une Ténébreuse affaire s’organise autour de deux intrigues : tout d’abord l’enquête que mènent en 1803 le policier Corentin, âme damnée de Fouché, et son collègue Peyrade, afin de retrouver des nobles impliqués dans une conspiration contre Bonaparte ; et ensuite l’enlèvement le 13 mars 1806 du conseiller d’État Malin (pour lequel Balzac s’est très certainement inspiré de l’enlèvement du sénateur Clément de Ris – qui avait été le protecteur de Bernard-François, père de Balzac – en 1800 dans son château de Beauvais, près de Tours).
Le décor principal de ces intrigues est la terre de Gondreville, située par Balzac (dans la fiction seulement) à un kilomètre d’Arcis-sur-Aube (cadre du roman suivant l’intrigue d’Une Ténébreuse affaire : Le Député d’Arcis, dont les décors sont plus faciles à identifier à Arcis).
Le roman commence alors que Malin, ami de Talleyrand, a demandé des hommes sûrs à Fouché afin de mettre la main sur les jumeaux de Simeuse et leurs amis d’Hauteserre, jeunes gens nobles ayant fui la France lors de la Révolution et qui ont regagné le pays pour participer à la conspiration de 1804 avec Georges Cadoudal et les généraux Moreau et Pichegru.
L’intention de Balzac le légitimiste est de montrer que la Révolution a conduit des « parvenus » au pouvoir, tels Corentin et Malin, qui a racheté en 1800 les terres de Gondreville en n’en laissant qu’une petite partie à la jeune comtesse Laurence de Cinq-Cygne et à ses parents.
Les héros du roman sont donc les nobles et Michu, le rusé paysan qui garde leur fortune enterrée dans la forêt et leur est fidèle jusqu’à la mort. Leur fidélité à l’Ancien régime est solide, alors que les « parvenus » sont prêts à se vendre au plus offrant.
Malin joue ainsi sur plusieurs tableaux. De façon étonnante, il est mêlé au complot contre le Premier consul en 1804 – sur lequel il attire l’attention de Fouché – et ne verrait pas d’un mauvais oeil l’avènement de Louis XVIII. En même temps, il est un proche de Fouché, conseiller d’État comme lui.
Michu le rustre, voyant arriver Peyrade et Corentin à Gondreville, parvient à tromper la surveillance du fermier Violette et réussit à prévenir Laurence de Cinq-Cygne, qui le charge d’alerter ses cousins Simeuse et les frères d’Hauteserre, effectivement parvenus non loin de Paris.
Michu va les trouver à Coupvray, près de Lagny-sur-Marne, et les cache dans la forêt proche, où ils vont rester plusieurs mois.
Cadoudal, les royalistes et Pichegru sont arrêtés début 1804 (on retrouve Cadoudal dans La Conspiration de l’hermine, de Béatrice Nicodème, voir 404). Napoléon accuse le dernier des Condé, le duc d’Enghien, d’avoir pris part au complot et le duc est exécuté le 21 mars 1804 dans les fossés du château de Vincennes.
Comme d’autres conjurés, les quatre jeunes nobles sont réintégrés par Napoléon après son sacre en décembre 1804. Ils quittent leur cachette – que l’obstiné Corentin venait de découvrir – et s’installent au château de Gondreville.
Nous les retrouvons en 1806. Ils sont accusés d’avoir enlevés le sénateur Malin, et toutes les apparences sont contre eux. Ils sont jugés à Troyes avec Michu. Ce dernier est condamné à mort et les quatre jeunes hommes aux travaux forcés. Ils sont grâciés par Napoléon, Laurence étant allée jusqu’au champ de bataille d’Iéna solliciter l’empereur. Mais Michu est exécuté.
Les quatre hommes s’engagent dans l’armée de Napoléon.
Laurence épouse Adrien d’Hauteserre, le frère cadet.
Le roman se termine par une surprise qui – on le devine – réjouit Balzac : les conspirateurs les plus dangereux contre Bonaparte n’étaient pas ceux que l’on croyait. Malin était bien l’un d’eux, mais Fouché et Talleyrand aussi.
Tablant sur une défaite de Bonaparte à Marengo en juin 1800, ils tentèrent de prendre le pouvoir (le sénateur Clément de Ris fut effectivement associé à ce complot avec Fouché et Talleyrand). La victoire in-extremis de Marengo fit échouer leurs projets.
L’enlèvement de Malin par Fouché et Corentin a été orchestré pour faire disparaître les traces de cette conspiration, en maquillant un pillage de son château.