« Je crois que ce qui retient bon nombre de nos écrivains, c’est leur manque de confiance dans le prolétariat, et même… un manque de confiance en l’homme. »
André Malraux, interview à la Littérature internationale, 1935.
« Qu’est-ce que c’est que ça [le prolétariat] ? »
Malraux en 1946 face à Sperber, Koestler, Camus et Sartre (cité par Olivier Todd dans Albert Camus, une vie).
« Entre 1925 et 1935, malgré les suicides d’Essenine et de Maïakovski, […], les intellectuels occidentaux continuaient à croire que l’URSS représentait pour le monde de l’après-guerre, et plus particulièrement pour l’art d’avant-garde, un renouveau, un soutien et des perspectives illimitées. »
Nina Berberova. C’est Moi qui souligne.« Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle.«
Eluard citant Lautréamont le 23 mars 1932 dans son texte Certificat, qui met en cause Aragon et ses « trahisons » depuis le congrès de Kharkov (1930).
« Chaque journal, selon son parti, a ses mensonges, ses victoires et ses héros. »
Journal d’Eugène Dabit.
Dans un essai publié en 1944, Arthur Koestler parle du « péché d’à peu près tous les gens de gauche à partir de 1933 [qui] avaient voulu être antifascistes sans être antitotalitaires. »
Au moment où s’ouvre le 21 juin 1935 le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture à Paris, aucun des trois André (Breton, Gide, Malraux) n’ignore la face totalitaire cachée du régime soviétique. Les premiers procès truqués en URSS datent de 1928. Dès les années vingt, des intellectuels européens ont fait le voyage en Russie. Stefan Zweig écrit à Romain Rolland en 1924 : « Ils chassent maintenant les intellectuels de leurs rangs. Ils ont besoin des « Moujiks » littéraires, des automates qui n’osent pas penser ou dire ce qu’ils pensent. »
Mais, alors que le premier André commence à crier haut et fort (c’est une habitude chez les surréalistes) que l’unique voie à suivre n’est plus celle de l’URSS, les deux autres – l’écrivain le plus connu et le jeune espoir le plus prometteur de l’époque (prix Interallié 1930 pour La Voix royale, prix Goncourt 1933 pour La Condition humaine) – clament aussi fort qu’il faut choisir entre fascisme et communisme et qu’il est urgent de se ranger aux côtés de Staline.
Redonnons la parole à Nina Berberova : « […] la vieille génération, Wells, Shaw, Rolland, Mann, était entièrement gagnée à la « Nouvelle Russie » et à « l’expérience intéressante » qui avait liquidé « les horreurs du tsarisme ». Elle soutenait Staline contre Trotski, comme elle avait soutenu Lénine contre les autres chefs politiques. Dreiser, Sinclair Lewis, Upton Sinclair, André Gide (jusqu’en 1936) et Stefan Zweig prenaient la défense, dans tous les débats, du parti communiste contre l’opposition. […] La coqueluche de la jeunesse parisienne, Jean Cocteau, écrivait : « Les dictateurs contribuent à promouvoir la protestation dans l’art, sans laquelle celui-ci meurt. » On avait envie de lui demander si cela était également valable pour la balle que l’on recevait dans la nuque » (Nina Berberova, C’est Moi qui souligne).
Après coup, il est facile de tirer des enseignements de ces sombres années : une dictature ne promeut ni la protestation ni la liberté dans l’art ni ailleurs ; il n’est pas sain de s’appuyer sur une dictature pour en combattre une autre, pas plus que de confondre respect et idolâtrie ou patriotisme et nationalisme. Et, comme l’écrit Breton dès 1929 dans le Second manifeste du Surréalisme, il est dangereux de ne compter que sur la révolution prolétarienne pour atteindre à « la libération de l’homme, première condition de la libération de l’esprit » (ne résistons pas au plaisir de citer un autre surréaliste, Ferdinand Alquié, qui parle en 1933 du « vent de crétinisation systématique qui souffle sur l’URSS »). À la différence de Gide, de Malraux et de nombreux contemporains engagés aux côtés du communisme, Breton se refusait à mêler politique et sentiments.
Ces vérités échappent aux principaux intellectuels européens des années trente (mais, répétons-le, pas à tous !), qui cherchent désespérément des alliés pour faire face à la montée du nazisme et, ne les trouvant pas dans les régimes parlementaires français et anglais de l’époque, se les créent en la personne d’une dictature qui se cache derrière l’image de la révolution prolétarienne. Pendant ce temps, Nina Berberova « [n’a] pas connu un seul jour sans ressentir [la présence de Staline] dans le monde, sans en éprouver de l’indignation, du dégoût, de l’humiliation et de la terreur. »
Les écrivains que nous allons croiser à Paris dans les années trente paraissent bien faibles et impuissants, et parfois bien inconscients. Mais c’est aussi parce que – et c’est une première historique (lire par exemple La Rive gauche, de Herbert R. Lottmann) – ils se mobilisent pour défendre une cause qui dépasse les États et qui les dépasse eux-mêmes. L’affaire Dreyfus, qui a marqué la naissance de « l’engagement de l’écrivain », a été la dernière affaire nationale – hasard de l’Histoire, Dreyfus décède en juillet 1935 ; cela déclenche chez Léon Blum le désir de publier dans l’hebdomadaire Marianne ses Souvenirs sur l’Affaire.
La première guerre mondiale et ensuite la guerre du Rif marocain provoquent la naissance de courants de révolte (on l’a vu avec Dada) ou de militantisme qui traversent les frontières. Ces derniers se reconnaissent parfois dans la pensée internationale qu’est le marxisme. Gide et ses confrères croient que des intellectuels réunis peuvent changer le monde. Certains (Malraux, Koestler, Orwell…) joindront le geste à la parole en 1936 en allant combattre en Espagne.
Dessinons à grands traits l’histoire de cet engagement européen.
Dès les années vingt, le pouvoir soviétique implique des intellectuels de différents pays dans une stratégie très précise d’uniformisation des politiques culturelles des partis communistes. Comment ces artistes et écrivains ont-ils pu souscrire à de tels objectifs, a priori incompatibles avec la liberté de créer ? Pour la plupart d’entre eux, cette question donnera lieu à de puissantes jongleries intellectuelles, dont le congrès de la Mutualité en juin 1935 offre de beaux exemples.
La première « Conférence internationale des écrivains prolétariens et révolutionnaires » se déroule en novembre 1927 à Moscou, au moment où Trotski et Zinoviev sont exclus du parti communiste soviétique. Tout un symbole !
Henri Barbusse et Romain Rolland y participent avec Gorki, Einstein, Paul Langevin, Heinrich Mann, etc. Militants pacifistes encore traumatisés par la guerre de 1914-1918, ils rassemblent plus de 2000 délégués au congrès international d’Amsterdam en 1932. Environ 3000 participent au Congrès antifasciste des 4 et 5 juin 1933 à Paris, salle Pleyel. Les comités organisateurs des deux congrès fusionnent et le « mouvement Amsterdam-Pleyel » prend corps.
Afin de renforcer la politique soviétique officielle, le Komintern (l’Internationale communiste) manipule à grande échelle et en sous main nombre d’intellectuels de l’époque. On retrouve ainsi Willi Münzenberg, chef de la propagande du Komintern pour l’Occident, derrière des prises de position de Romain Rolland, l’organisation du congrès d’Amsterdam, la campagne en faveur de Sacco et Vanzetti entre 1921 et 1927, le voyage de Gide et Malraux en 1933 à Berlin, le congrès de juin 1935 à Paris, etc.
Aucun acteur n’est donc sûr de jouer le bon rôle ou même son propre rôle dans ce Congrès international des écrivains pour la défense de la Culture qui se déroule au Palais de la Mutualité entre le 21 et le 25 juin 1935 (l’événement est encore peu connu aujourd’hui et les sources d’information ne sont pas abondantes ; il y a surtout le copieux La Rive gauche, cité ci-dessus, Le Siècle des intellectuels de Michel Winock et Libertad ! de Dan Franck).
Il est organisé par l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR), à laquelle Breton adhère début 1932 et dont il est exclu en juin 1933 pour avoir publié dans la revue Le Surréalisme au service de la révolution la lettre de Ferdinand Alquié parlant de « crétinisation » en URSS.
Les autres promoteurs-organisateurs du congrès sont Münzenberg et Ilya Ehrenbourg, autre écrivain et ambassadeur culturel de Moscou. La politique des communistes est alors à l’ouverture et le congrès de la Mutualité veut accueillir toutes les tendances antifascistes, tant qu’elles ne critiquent pas l’Union soviétique.
C’est volontairement un congrès de stars : 230 délégués sont inscrits. La liste des participants est à faire pâlir d’envie ceux qui, comme Mauriac, Montherlant ou Morand, en ont été écartés : Boris Pasternak, appelé en dernière minute à remplacer Gorki, Heinrich Mann, Bertolt Brecht, Robert Musil, Aldous Huxley, H. G. Wells, Giono, Barbusse, Dabit, Guéhenno, Mounier, Rolland, Vitrac, E. M. Forster, Max Brod, Paul Nizan, Julien Benda, Aragon, Roger Martin du Gard, Guilloux… On peut noter l’absence de James Joyce, pourtant parisien mais soucieux de son apolitisme, de Queneau, plongé dans sa recherche spirituelle, de Prévert, rendu, comme le précédent, méfiant de tout engagement politique par son expérience surréaliste, de Bernanos et de Cendrars, qui, à l’instar de Mauriac, ne sont pas encore antifascistes, de Sartre, havrais, spectateur non encore engagé (contrairement à son petit camarade Paul Nizan) et temporairement déprimé.
Trois mille personnes assistent aux quatre jours que dure le congrès : ouvriers, employés, journalistes, étudiants, artistes, intellectuels… Des hauts parleurs ont été installés dans les couloirs du Palais de la Mutualité et à l’extérieur. Le soir après minuit, les discussions se poursuivent autour des tables des Deux Magots et des cafés alentour.
Les deux grands animateurs en sont André Malraux et André Gide, deux écrivains pour qui politique rime alors avec morale et art plus qu’avec droits civiques et programme économique. Malgré les apparences et parce que ses oreilles entendent tout de même certains discours critiques de réfugiés, ce dernier commence à douter que la bonne foi politique soit uniquement du côté soviétique. Malraux, lui, a rencontré Trotski à Saint-Palais en août 1933. Grâce à une pression internationale, ce dernier a en effet été arraché à son exil sibérien. Malraux est bien conscient du caractère répressif du régime soviétique. Mais, nécessité de l’Histoire et discipline de parti combinées, il s’en accommode. Entre Trotski, héros de la Révolution, certes, mais général sans armée, et Staline qui reste seul à commander l’Armée rouge, Malraux fait le choix de l’efficacité contre le nazisme.
Les Soviétiques savent donc qu’avec Malraux et Gide aux commandes, le congrès (qui aurait pu aussi s’appeler « pour la défense de l’Union soviétique » !) ne connaîtra pas trop de débordements, et ils ont raison.
L’émeute fasciste du 6 février 1934 renforce le camp de la gauche en exposant au grand jour le danger que représente le fascisme. Le sursaut populaire et la politique d’ouverture des communistes qui suivent – Moscou réalisant que la traditionnelle stratégie de « classe contre classe » avait produit l’arrivée de Hitler au pouvoir – mènent au Front populaire en mai 1936.
Bien que le pacifisme soit une idée qui n’ait rien de marxiste et que le communisme ait déjà fait des millions de morts et s’achemine vers les grandes purges de 1936, un pacte franco-soviétique d’assistance mutuelle est signé en mai 1935. On croit le rempart suffisamment puissant contre Hitler.
1936 est l’année du courageux revirement politique de Gide qui, après un voyage en URSS, publie en novembre Retour de l’URSS et dénonce le totalitarisme soviétique. Ce qui est étonnant, c’est que ce revirement ne soit pas suivi par une multitude d’autres. Signe que le Retour de l’URSS ne révèle finalement que ce que beaucoup savent mais préfèrent taire pour ne pas « faire le jeu du fascisme ». De ce point de vue, tout le monde n’est pas Gide, ni Bernanos ou Mauriac, qui se dressent contre les franquistes cette même année, ou Orwell, Koestler ou Simone Weil, qui parviennent à critiquer le stalinisme en restant antifascistes, ou encore Albert Camus qui, là-bas en Algérie, quitte en 1937 le parti communiste auquel il a adhéré en 1935.
Pour Malraux (qui a vivement déconseillé à Gide de publier son ouvrage), l’heure est encore à la défense de l’Union soviétique : la guerre d’Espagne bat son plein.
Les procès de Moscou en 1936 conduisent en revanche Breton à affirmer sa position : avec Victor Serge, Magdeleine Paz, Henry Poulaille et d’autres, il crée un comité d’enquête sur les procès. Il demande aussi que Trotski soit officiellement invité à résider en France, alors qu’il n’y est toléré qu’à condition de ne pas s’y consacrer à des activités politiques.
Des trois André plus ou moins compagnons de route du parti communiste en 1935, il n’en reste qu’un fin 1936 : Malraux, qui, en 1937, publie L’Espoir en feuilleton dans Ce Soir, le journal dirigé par Aragon.
A suivre, trois balades dans les années 1930 à Paris sur les pas des protagonistes du Congrès de juin 1935 :
– Le congrès des écrivains de juin 1935 (balade autour du boulevard Saint-Germain),
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