Aujourd’hui encore, Paris est une fête (The Moveable Feast) est un best-seller pour les anglophones qui débarquent dans la capitale. Ce petit livre raconte les années 1921-26 d’Ernest et Hadley Hemingway dans le Paris de la « Lost generation ».
Il n’est ni exhaustif ni tout à fait respectueux de la vérité des faits, mais le parfum qui s’en dégage explique son succès. Le grand Hem l’a écrit quarante ans après les faits. C’est son seul ouvrage autobiographique, et il a choisi ces années parisiennes non seulement en hommage à la ville qui a fait de lui un auteur célèbre, mais aussi car elle est le cadre d’un bonheur qu’il n’a jamais retrouvé dans ses vies ultérieures, bonheur qui se résume à trois choses : la faim, l’écriture et l’amour pour Hadley, la préférée de ses femmes.
Promenons-nous donc dans les lieux qui ont vu passer le jeune couple au début des années 1920, et où l’on peut encore croiser Sylvia Beach, la famille Joyce, les Fitzgerald, Gertrude Stein, les Pound, Ford Madox Ford et quelques autres.
1) Premier arrêt devant l’hôtel Jacob, 44 rue Jacob. Ernest et Hadley débarquent ici (alors hôtel Jacob et d’Angleterre) le 20 décembre 1921 avant de migrer en janvier suivant 74 rue du Cardinal Lemoine. Sherwood Anderson a occupé une chambre de l’hôtel en 1921 et le leur a recommandé pour le bon rapport qualité/prix… et le fait qu’il est constamment rempli d’américains.
D’autres américains y ont aussi séjourné plus tôt : Benjamin Franklin en 1783 (en pleines négociations de l’Indépendance américaine), Washington Irving vers 1805.
Ernest est reporter pour le journal canadien Toronto Star. Il écrit ce qu’il veut, quand il veut ; le journal accepte tout. Cependant, c’est plutôt le patrimoine d’Hadley qui leur procure des ressources stables.
Lorsqu’ils s’installent rue Jacob fin 1921, Hadley connaît bien le français, qu’elle a appris plusieurs années. Ernest va l’apprendre peu à peu à la lecture des journaux et en tendant l’oreille dans la rue.
2) Tout près, le restaurant Michaud s’appelle maintenant Comptoir des Saints-Pères, au coin de la rue Jacob et de la rue des Saints-Pères. L’accueil y est chaleureux, et les prix très abordables. La famille Joyce, venant du 9 rue de l’université à quelques mètres, s’y rendait régulièrement au début des années 1920 (précisons que Ulysse, le grand œuvre de Joyce, est édité en anglais pour la première fois par Sylvia Beach, 12 rue de l’Odéon, en février 1922).
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les Joyce ne vivaient pas dans la misère… et Michaud n’était pas le restaurant de ceux qui n’ont pas le sou. Au contraire, ses menus étaient assez chers. Dans Paris est une fête, Hemingway raconte y être venu avec Hadley après qu’ils aient gagné aux courses. Lewis Galantière, un hôte de l’hôtel Jacob, les y invite la première fois en janvier 1922.
Ernest y reviendra beaucoup plus tard (sans doute en 1929) avec Fitzgerald, ce qui donne lieu – selon la version de Hem ; Fitz ne la contredit pas : il est mort à l’heure où paraît le livre – à un curieux épisode raconté dans le chapitre « Une question de taille ».
Aujourd’hui, le restaurant conserve de cette époque ses plafonds et son magnifique comptoir. On imagine sans mal les Joyce attablés, dos au mur.
3) À quelques mètres, 9 rue de l’Université (aujourd’hui l’hôtel Lenox), James Joyce séjourne en juillet et novembre 1920, puis en 1921 et 1922. « Jésus mélancolique » (tel que le surnomment Sylvia Beach et Adrienne Monnier) passe au total une vingtaine d’années dans la capitale.
4) Le restaurant Le Pré aux clercs, à l’angle de la rue Bonaparte et de la rue Jacob, a également été fréquenté par les Hemingway.
5) Au 8 Rue Dupuytren, Sylvia Beach ouvre en novembre 1919 Shakespeare and Company , la première librairie-bibliothèque anglaise de Paris. L’été 1921, elle s’agrandit en s’installant un peu plus loin, rue de l’Odéon.
6) Au 7 rue de l’Odéon, La Maison des Amis des livres déploie ses activités entre la première guerre et 1955, sous l’impulsion d’Adrienne Monnier. La librairie-bibliothèque est un lieu de lecture publique où des auteurs viennent lire des œuvres récentes ou des manuscrits inédits. Elle voit passer et repasser Apollinaire, Valéry et Valery (Paul et Larbaud), Gide, Jules Romain, Fargue, Claudel, Prévert, etc. Breton y rencontre Aragon. Hemingway y croise Gide et Romains mais apprécie davantage Jean Prévost, écrivain-boxeur comme lui et collaborateur de la revue d’Adrienne.
7) À droite de la porte du 12 rue de l’Odéon (plaque), Sylvia Beach ouvre l’été 1921 Shakespeare and Company , venant de la rue Dupuytren. Dans les colonnes du théâtre de l’Odéon en haut de la rue, elle aime reconnaître le style colonial des maisons de Princeton, sa ville d’origine dans le New Jersey.
Hemingway, contrairement à ce qu’il décrit dans Paris est une fête, se rend à la librairie fin décembre 1921, à peine arrivé dans la capitale. C’est LE point de ralliement des américains de Paris. Sans Shakespeare and Co, y aurait-il eu une Lost Generation? Sylvia, par son hospitalité, son intérêt pour les jeunes auteurs et par la richesse du fonds de sa librairie, est le centre de la vie culturelle anglo-saxonne dans la capitale. Son meilleur client est Hem, qui vient presque quotidiennement et utilise comme d’autres cette adresse comme boîte postale, bureau, organisme de prêt… et garderie lorsqu’il dépose dans un coin son fils Bumby, né fin 1923, pendant qu’il dépouille les journaux. Il découvre ici les auteurs russes, Flaubert, Stendhal…
Sylvia est la seule femme avec qui il ne se fâchera jamais.
Une célèbre photo le montre devant la librairie, en mars 1928, la tête bandée parce qu’il vient de recevoir sa chasse d’eau sur la tête.
Si Adrienne Monnier publie en 1926 la première nouvelle d’Hemingway parue en français, Sylvia Beach édite l’Ulysse de Joyce en 1922 (sur du mauvais papier et avec plein de fautes de typographie, mais quand même). Hemingway participe à la promotion de l’ouvrage. Impressionné par Joyce, symbole pour lui comme pour d’autres de l’artiste exilé se consacrant tout entier à son œuvre, Hemingway finira par trouver que Joyce est surtout un bon créateur de procédés littéraires.
Puis la librairie est durement touchée par la crise des années 1930 et le départ de nombreux américains de Paris. Parce qu’elle a refusé de servir un officier allemand, Sylvia est contrainte de fermer ses portes pendant l’Occupation. Internée en camp pendant six mois en 1942 après l’entrée en guerre des Etats-Unis, elle ne réouvrira pas Shakespeare and Co. Elle décède en 1962 dans son appartement au-dessus de la librairie.
8) Entre 1921 et 1936, elle occupe avec Adrienne Monnier le 5e étage du 18 rue de l’Odéon. Monnier fait ici des dîners au poulet dont les invités sont Hemingway, Fitzgerald, Joyce, André Chamson, etc. C’est ici que Fitzgerald rencontre Joyce le 27 juin 1928.
Le 26 août 1944, au lendemain de l’entrée des alliés dans Paris, Hemingway, alors reporter du magazine Collier’s, débarque rue de l’Odéon après avoir «libéré» le bar de l’hôtel Ritz. Il est armé, contrairement aux recommandations de la Convention de Genève qui interdisent le port d’armes aux correspondants de guerre. Il vole à la rencontre de Sylvia qui a rejoint le 18 rue de l’Odéon depuis sa cachette du 93 boulevard Saint-Michel – avant d’aller débusquer quelques tireurs nazis embusqués sur les toits. Il éprouve certainement une grande fierté de « libérer » ainsi la ville à qui il doit sa renommée.
8) Hadley, Ernest et leur fils habitent en 1924-26 au second étage du 113 (à l’emplacement du 115 actuel) rue Notre-Dame-des-Champs, jusqu’à ce qu’Ernest s’amourache de Pauline Pfeiffer. La maison a été détruite depuis. On peut encore – pendant les heures ouvrables – prendre au n°110 le raccourci (décrit dans Paris est une fête) que les Hemingway empruntent à travers la boulangerie pour rejoindre le boulevard du Montparnasse et un de leurs restaurants favoris, Le Nègre de Toulouse, situé alors au 159 du boulevard et que Hem «libèrera» en août 1944, en même temps que Lipp et le bar du Ritz.
10) Un autre habitant de la rue Notre-Dame-des-Champs est Ford Madox Ford, qui demeure au 84. À La Closerie des Lilas toute proche, il lui arrive de croiser Hemingway qui aime s’y retirer pour écrire Le Soleil se lève aussi, loin du Dôme et du Select et aussi des cris de Bumby et du bruit de la scierie de la rue Notre-Dame-des-Champs. Mais les deux hommes ne s’apprécient plus tellement.
11) Lorsque Ezra et Dorothy Pound arrivent à Paris pour échapper à la médiocrité de la vie intellectuelle anglaise, ils occupent au rez-de-chaussée sur cour du 70 bis rue Notre-Dame-des-Champs un pauvre studio, entre 1921 et 1924. Hemingway apprend à Pound à boxer, en échange de quoi Pound lui apprend à écrire. Ernest et Hadley viennent souvent prendre le thé ici en 1922. Grâce à Pound, Hemingway commence à travailler à la Transatlantic Review avec Ford. Outre Joyce, E. E. Cummings et T. S. Eliot, Pound se lie aussi avec Cocteau, les surréalistes, Fernand Léger, Cendrars…
Les Pound migrent en Italie en 1924, pour s’éloigner de la Lost Generation qui commence à les décevoir beaucoup. Les Hemingway auraient dû alors occuper leur studio, mais comme le concierge refuse de les laisser entrer, ils emménagent finalement au 113.