« C’est un peu inquiétant, mais les gens qui vous ont connu, on les rencontre autour de l’Académie Goncourt ou au bagne. »
André Warnod.
« Un roman est le miroir de l’époque où il a été écrit, et la véritable physionomie de la guerre, on la trouvera dans les romans, non dans les manuels. »
Dorgelès dans Les Nouvelles littéraires du 11 janvier 1930.
Dorgelès est un bohème marqué à jamais par la guerre. Par sa violence et par l’indifférence : indifférence de ceux de l’arrière pendant le conflit, et indifférence de la plupart après. Ainsi, en 1923, lorsque son Réveil des morts sort presque en même temps que Le Diable au corps de Raymond Radiguet et sur un thème similaire (une femme est aimée par deux hommes dont l’un est au front), Dorgelès écrit à Radiguet son regret qu’il ait privilégié l’exercice de style aux qualités de cœur.
Roland Lécavelé naît 49 (aujourd’hui 71) rue Vascosan à Amiens en 1885. Ses parents sont des picards de pure souche. À Amiens, Roland enfant rencontre un jour Jules Verne et en profite pour lui reprocher d’avoir fait disparaître le capitaine Nemo à la fin de 20 000 lieues sous les mers.
Ses parents s’entendent difficilement. Roland se réfugie dans les livres. À 15 ans, il est marqué par les Scènes de la vie de bohème de Murger.
M. Lécavelé père est dans le commerce de tissus et la famille suit les affaires : déménagement à Paris (66 rue Saint-Louis-en-l’Ile), à Enghien, à La Garenne-Bezons, 49 bd National à Clichy.
Roland devient journaliste en 1904 et adopte le nom de Dorgelès en 1907. Il écrit pour Messidor en 1908, pour Paris-Journal (où il croise Alain-Fournier) entre 1908 et 1912, pour Comœdia de 1908 à 1914, pour Fantasio en 1910. Il collabore aussi à L’Homme libre, le journal que dirige Clemenceau, et s’essaie au théâtre (un de ses auteurs favoris est Courteline). Il se mêle à la bohème de Montmartre, profitant toutefois d’un confort que ne connaissent pas la plupart de ses congénères : il est soutenu matériellement par ses parents et il commence à gagner sa vie par sa plume. Ses amis se nomment Mac Orlan, Carco, Max Jacob, André Salmon, Apollinaire, Utrillo… Roland n’apprécie pas pour autant l’avènement du cubisme. Pour contrer Picasso, Juan Gris et leurs collègues, il organise la supercherie de Boronali, le soi-disant peintre « futuriste », qui est en réalité l’âne du Lapin Agile, Aliboron.
Dorgelès a le coup de foudre pour Madeleine Borgeaud, qu’il rencontre à Fantasio un jour de 1910, et s’installe rue Lepic, juste avant le Moulin de la Galette. Lorsque son propriétaire réintègre son logement, il s’exile de la Butte avec tristesse, atterrissant 1 rue Truffaut en 1911, puis rue 15 La Bruyère, en-dessous d’André Warnod. Ses parents emménagent 46 rue des Martyrs avant la guerre. Roland, lui, s’installe rue Victor Massé, puis 3 rue Camille-Tahan, où il reviendra en 1919.
Contre l’avis de Madeleine et de sa famille, il s’engage comme volontaire en août 1914, bien qu’ayant été deux fois réformé. Il n’est pas animé par l’ardeur combattante d’un Péguy, mais par la volonté de ne pas laisser défendre le pays seulement par les autres. Au front, il garde le moral vaille que vaille en prenant des notes pour ce qui deviendra Les Croix de bois et en écrivant à sa Mado, sûr, mais de moins en moins, qu’elle lui reste fidèle à Paris. En 1915, il rejoint l’aviation et deviendra instructeur. À Longvic en Côte d’Or (précisément 9 route de Dijon), il travaille sur Les Croix entre deux séances d’instruction. La guerre fait de ce journaliste à la plume légère un « grand » romancier. La séparation avec Mado est définitive en 1917. Les Croix de bois manquent de peu le prix Goncourt 1919 (4 voix sur 10, contre 6 pour À l’Ombre des jeunes filles en fleurs), mais leur publicité est ainsi assurée. Les Croix surpassent, pour certains, Le Feu de Barbusse et les récits de guerre de Genevoix et Duhamel. Elles masqueront, en tout cas, le reste de l’œuvre de leur auteur.
Dorgelès est un idéaliste qui va déchanter. Il espérait que cette guerre serait « la der des der ». Dès 1919-1920, les rivalités entre les hommes et entre les peuples reprennent le dessus (ainsi, les Etats-Unis se retirent de la toute jeune Société des Nations), comme si l’enfer de Verdun n’avait pas eu lieu. En 1920, il loue pour ses parents la maison du peintre Paul Soyer, dans la rue qui porte son nom à Chanteloup-les-Vignes. Dorgelès s’y rend souvent pour écrire dans les années 1920. Jusqu’à sa mort, sa production est abondante.
En 1922, il emménage 22 rue de Petrograd avec Hania, sa future femme (dix ans plus tard, ils s’installent au 7e étage du 6 rue Jean-Goujon, jusqu’à la mort d’Hania en 1960). Tous deux ont soif de voyages. Fin 1923, ils découvrent l’Indochine. Un jeune André Malraux vient d’y dérober quelques morceaux de temple… En 1932, Dorgelès voyage en Afrique du Nord. En 1936, Roland et Hania sont en Russie.
En octobre 1939, il est correspondant de guerre pour le journal Gringoire. L’exode le mène à Cassis l’été 1940, dans une maison chemin Saint-Joseph, puis à Marseille à l’automne, où il s’installe boulevard Rodocanacchi. Sa collaboration à Gringoire – basé 39 rue Grignan à Marseille – cesse en septembre 1941, quand le ton antisémite s’impose dans le journal. Il retourne à Cassis en 1942 et vivra dans d’autres villages de la région pour échapper à la Gestapo.
À la fin des années 1930, il a fait la connaissance d’une autre Madeleine, qu’il visite parfois chez elle, 101 route de Croissy au Pecq. Elle devient sa seconde femme en 1961. Après un court séjour à l’hôtel Royal-Monceau dans le XVIIe arrondissement, le couple s’installe au 6e étage du 2 rue Mabillon (plaque). Jusqu’à son décès en 1973, Dorgelès reste attaché à des idées parfois passéistes que son histoire a gravées en lui au burin, comme l’attachement aux colonies. Jusqu’à sa mort, il est également une figure emblématique des Anciens combattants, dont il assure la présidence non pour glorifier la guerre, mais pour garder la mémoire de ceux qui l’ont faite malgré eux.
Petite bibliographie
Roland Dorgelès, Micheline Dupray, Ed. Albin Michel.
Les écrivains de Montmartre, Le Promeneur des lettres, 6 rue Raffet, 75016 Paris (tél. 01 40 50 30 95).