A l’occasion du lancement de la version 2 du site Terres d’écrivains en 1999, Muriel Cerf nous a adressé le texte suivant en signe d’amitié :
DE LA PIERRE A LA CHAIR
« Borobudur. Vu d’avion, un mandala pétrifié. Superposition de terrasses, quatre carrées à plan redenté dominées par trois rondes où les soixante-douze Bouddhas méditent sous leur stupa en forme de cloche treillissée. (…)
« Je circumambule autour de cette énorme colline maçonnée où les bouddhas passés présents et à venir n’en finissent pas de se raconter, en frises océaniques, encyclopédiques, et en suivant la vie de l’Eveillé de sa naissance à la prédication dans le parc aux Gazelles, en redécouvrant un par un les épisodes des djâtakas et en accompagnant le prince Siddharta dans sa quête de la vérité, je perçois peu à peu autour de moi le remue ménage assourdi, le tintamarre figé d’une cour indienne qui vient de se réveiller et se remet à vivre au ralenti, encore tout alanguie d’un sommeil de douze cents ans. Son et lumière commence sur Borobudur pour moi toute seule ; c’est un orchestre entier qui m’accompagne, de plus en plus formidable au fur et à mesure que j’approche du stupa terminal. Aux tendres papotages des dames du palais se mêlent les notes isolées des longues harpes courbes en forme d’arc, les vinas qu’on accorde, puis résonnent les étincelles métalliques des xylophones, cascadent les gammes du suling comme des perles rebondissant sur du verre, grince la musiquette acide des calebasses frottées par les archets de bambou, mugit la conque qui ouvre les combats, sonnent les cymbales qui font fuir les chiens de Yama au fond des huit grands enfers ; et tout le chant de l’Asie me passe à travers… » (Le Diable Vert, Mercure de France).
J’ai écrit ces lignes en 1975, au retour de mon second voyage en Asie. Je n’ai jamais quitté l’Asie, ses villes en échiquier, ses temples qui sont des labyrinthes (celui de Borobudur est un dédale extérieur, muré contre le ciel, scellé comme le sourire des bouddhas). Dans le livre d’aujourd’hui, Servantes de l’Oeil (écrit à Meudon-Bellevue, circa 1995-1998), une boucle se boucle avec une cohérence qui ne m’est apparue flagrante qu’a posteriori :
« Elle se retourna avec un gémissement d’enfant puni, découvrit la courbe rétractile du ventre où, des flancs étroits au renflement du sexe glabre, le charme tibétain déclinait l’estompe concentrique de ses disques radieux, et dans l’or, l’argent, le bleu et le pourpre, ses montagnes sinueuses, ses flammes brèves, ses sceptres dardés, l’entrelacs ténu de ses scorpions et de ses démons.
En deux semaines, le tatoueur d’Anvers avait exécuté avec une minutie toute flamande son travail d’enlumineur… » (Servantes de l’Oeil, Actes Sud)
C’est un autre mandala, un autre Borobudur que cette « Vision secrète du 5ème dalaï lama », reproduite, inscrite dans la chair d’une femme, et sans doute ce livre-là n’est-il que la réponse à mes premiers livres – le regard ici plonge dans nos souterrains, parcourt nos entrailles et bas-fonds, c’est une mise à l’épreuve de l’oeil, c’est le passage par les ténèbres qu’il doit percer pour retrouver la lumière et la clé, ce dehors où s’épanouit la corolle de pierre du temple bouddhiste, le jour inlassable, l’impalpable enfin, la grâce qu’on ne peut dire et dont, ce qu’on éprouve d’abord, c’est la consolation :
« Borobudur, troublante jungle morte refermée sur une fulgurante révélation, qui ne reste là que pour témoigner d’un savoir oublié depuis l’enfance du monde. Dans Borobudur-citadelle, pas une faille, mais une énigme compacte et sombre comme le tuf volcanique qui, au lieu d’irriter, inexplicablement rassure. » (Le Diable Vert, Mercure de France)
Dire seulement : continuer d’avancer, le chemin est la seule nécessité, avancer dans l’ombre sans se demander quand elle se dissipera : elle l’est depuis que vous avez commencé le parcours.
Muriel Cerf, pour Terres d’écrivains (août 1999).