« Telle était, à l’époque [1935], notre attitude ; les événements pouvaient susciter en nous de vifs sentiments de colère, de crainte, de joie : mais nous n’y participions pas ; nous restions spectateurs. »
La Force de l’âge.
« C’est alors qu’il mit au point les premières idées clés de sa philosophie : l’absolue vacuité de la conscience, et son pouvoir de néantisation. Cette recherche, où il inventait à la fois méthode et contenu, tirant tous ses matériaux de sa propre expérience, exigeait une concentration considérable : n’étant arrêté par nul souci de forme, il écrivait avec une extrême rapidité, s’essoufflant à suivre de sa plume le mouvement de sa pensée ; à la différence de son travail littéraire, cette invention soutenue et précipitée le fatiguait. »
Idem.
Merci Simone pour ces mémoires[[Mémoires d’une jeune fille rangée, La Force de l’âge, La Force des choses, Tout compte fait.]] oscillant entre finesse et naïveté, francs, souvent drôles et qui traversent le siècle. Le compagnon « Sartre » n’a ainsi pas eu besoin d’écrire les siens. On le voit ici, au milieu des années trente, bâtir les premiers échafaudages de sa pensée philosophique. On apprend, quelques lignes plus tard comment, ayant voulu tester, comme d’autres, les effets de la mescaline sur l’imagination (et également très surmené), il se crut pendant plusieurs semaines poursuivi par des scarabés et des orang-outans !
Simone naît (103 boulevard du Montparnasse en 1908) et meurt (à l’hôpital Cochin en 1986) à Montparnasse.
Entre les deux, sa vie est riche d’aventures, de rencontres, de livres et de déménagements.
– Jusqu’en 1919, elle vit au 103 du boulevard, au-dessus de La Rotonde et face au Dôme. Entre 1913 et 1925, elle étudie à l’institut Désir, 39 rue Jacob.
– Des revers de fortune obligent sa famille à déménager au 6e étage du 71 rue de Rennes. Simone vit là, sans ascenseur ni eau courante, jusqu’en 1929.
– Pour être indépendante et s’éloigner en particulier d’une mère omniprésente, elle s’installe ensuite dans un petit studio appartenant à sa grand-mère, 91 avenue Denfert-Rochereau, où elle vit en 1929-1931.
L’été 1929, elle fait la connaissance de Jean-Paul Sartre en préparant l’agrégation de philosophie. Il est reçu premier au concours et elle, seconde. Dès lors, leurs lieux de vie varient en fonction leurs affectations professionnelles, jusqu’à leur départ de l’Education nationale – en 1943 pour elle, un an plus tard pour lui[[Avec une parenthèse à Berlin pour Sartre en 1933-34.]].
– Elle part enseigner à Marseille en 1931-32, puis au lycée Jeanne-d’Arc de Rouen en 1932-34, où elle loue une chambre à l’hôtel La Rochefoucauld puis à l’hôtel du Petit mouton.
– Elle enseigne ensuite au lycée Molière à Paris en habitant en 1936-1937 à l’hôtel Royal-Bretagne, 11 bis rue de la Gaîté. Sartre a alors été muté à Laon. Les matins où elle n’a pas cours, Simone prend son petit déjeuner au Dôme, au milieu des réfugiés allemands qui lisent les journaux ou jouent aux échecs.
Sartre et Beauvoir, par Nizan de retour d’URSS et par d’autres, commencent à se douter que le régime soviétique n’est pas le paradis qu’il veut être. La montée des fascismes ne les mobilise pas plus que cela. Beauvoir justifie par un sentiment d’impuissance, des restes d’idéalisme bourgeois et un « entêtement schizophrénique au bonheur » cet attentisme des deux champions de l’existentialisme et de l’engagement qu’ils seront à partir de 1945.
– Au printemps 1937, Beauvoir s’installe à l’hôtel des Bains, 33 rue Delambre.
– Elle loue une chambre (et Sartre une autre) 24 rue Cels, à l’hôtel Mistral, de l’automne 1937 à septembre 1939. Elle aime petit-déjeuner à la brasserie des Trois mousquetaires, 77 avenue du Maine. Elle veut devenir écrivain et travaille à son premier roman qui sera publié, L’Invitée[[Elle sera en 1941-42 de retour dans cet hôtel qu’elle apprécie et, cette fois, dans une chambre avec cuisine. Sartre, mobilisé, s’est évadé d’un camp de prisonniers en Allemagne. C’est dans la chambre de Beauvoir que se tient la première rencontre du groupe « Socialisme et liberté ».]].
– En octobre 1939, la voilà à l’hôtel du Danemark, 21 rue Vavin. En juin 1940, elle quitte la capitale, puis la regagne le 28 lorsqu’il apparaît que l’on peut y habiter en relative sécurité. Elle retrouve alors le studio de sa grand-mère et passe ses après-midis d’été à lire Hegel à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu.
– Elle regagne la chaleur d’une chambre à l’hôtel du Danemark pendant le très rigoureux hiver 1940-41. Elle donne à nouveau des cours au lycée Camille-Sée, 11 rue Léon-Lhermitte.
– Après de longues vacances en 1942 qui ont fait croire au propriétaire de l’hôtel Mistral qu’elle ne reparaîtrait plus, Simone doit trouver une autre chambre. Elle échoue à l’hôtel d’Aubusson, rue Dauphine, où elle demeure jusqu’en juillet 1943 dans ce qu’elle nomme « un taudis ». Elle y a transporté ses effets personnels avec une charrette à bras depuis l’hôtel Mistral. Elle partage sa chambre avec deux lycéens, Nathalie Sorokine et Bourla. Elle enseigne toujours, mais pour peu de temps encore : elle est exclue de l’Éducation nationale en juin 1943 – non pour détournement de ces deux mineurs comme on le dit souvent (cette affaire se clôt en effet par un non-lieu), mais parce que le recteur d’académie dénonce le fait qu’elle vit en concubinage, qu’elle enseigne Proust et Gide à ses étudiants et qu’elle affiche un mépris supérieur de toute discipline morale et familiale. Le recteur demande aussi la révocation de Sartre, qu’il n’obtient pas. Beauvoir sera réintégrée à la Libération mais décidera de ne pas reprendre l’enseignement. Après juin 1943, elle conçoit des pièces pour Radio-Vichy afin de gagner sa vie.
– L’hôtel La Louisiane, 60 rue de Seine, est l’adresse de Beauvoir et Sartre entre juillet 1943 et fin 1946. C’est la période d’euphorie – toutes proportions gardées : publication de L’Invitée, d’essais, du Sang des autres pour elle, de L’Etre et le néant pour lui ; Les Mouches et Huis-clos sont joués au théâtre ; Les Temps modernes sont fondés en 1945 avec Aron, Leiris, Merleau-Ponty, Paulhan et Ollivier.
– Entre 1948 et 1955, le 11 rue de la Bûcherie est le lieu d’écriture du Deuxième sexe et des Mandarins. Simone accueille dans ce petit trois pièces Nelson Algren en 1949 puis Claude Lanzmann.
– Sa dernière demeure est le rez-de-chaussée du 11 bis rue Schoelcher, où elle emménage en 1955 avec Lanzmann. Ses Mandarins viennent d’obtenir le prix Goncourt.
Petite bibliographie
La Force de l’âge, Folio n° 1782.
Le Paris de Beauvoir. Barbara Klaw, éditions Syllepse.
Les écrivains de Montparnasse. Le promeneur des lettres (www.lireetpartir.com).