Comme beaucoup d’autres avant moi, je crois aux coïncidences et quelquefois à un don de voyance chez les romanciers – le mot « don » n’étant pas le terme exact, car il suggère une sorte de supériorité. Non, cela fait simplement partie du métier : les efforts d’imagination, nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur des points de détail – et cela de manière obsessionnelle pour ne pas perdre le fil et se laisser aller à la paresse -, toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut sans doute provoquer à la longue de brèves intuitions « concernant des événements passés ou futurs », comme l’écrit le dictionnaire Larousse à la rubrique « Voyance ».
Dora Bruder. Patrick Modiano. Folio n°3181.
Modiano aborde d’une façon originale la période de l’Occupation : avant de défricher les uvres, la presse de l’époque, les vies et les souvenirs, il parcourt les lieux. Ayant lu fin 1988 un avis de recherche paru dans un numéro de Paris-Soir en décembre 1941 concernant une jeune Dora Bruder, quinze ans, Modiano ne cesse d’y penser durant des mois et des mois et part à sa recherche quarante-sept ans plus tard. Son enquête de lieu en lieu aide son imagination et celle du lecteur à pénétrer le passé. Du coup, il peuple le Paris d’aujourd’hui d’inquiétants fantômes, redonnant une histoire à des êtres disparus dans la clandestinité ou la déportation et qui n’ont souvent laissé dans les archives qu’un nom, quelques dates et adresses.
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Il n’y a donc pas de coïncidences, ou plutôt, comme l’écrit Modiano, il y a des coïncidences étranges. Les deux fois où je me suis promené dans la rue de Picpus et ses alentours, c’était au tout début 2004 et en février 2005. On y gelait presque autant qu’en cet hiver 1941.
Depuis mai 1940, Dora Bruder est interne au pensionnat du Saint-Cur-de-Marie 60 à 64 rue de Picpus, où elle ne revient pas dormir le soir du dimanche 14 décembre 1941, disparaissant pour quelques semaines. Autour du pensionnat, écrit Modiano, les rafles sévissent bientôt : à l’hôpital Rothschild, à l’orphelinat Rothschild rue Lamblardie, à l’hospice du 76 rue de Picpus ; au 48 bis rue de la Gare-de-Reuilly où sont arrêtés en juillet 1942 neuf enfants juifs et leur famille. Le quartier a bien changé depuis la guerre. Seuls le 48 bis rue de la gare de Reuilly et l’hospice Rothschild rue de Picpus sont encore là.
Si l’on veut se replonger dans l’atmosphère que pouvait avoir le quartier dans les années quarante, il suffit d’entrer dans la cour d’Alsace-Lorraine, qui donne sur la rue de Reuilly.
Dans ce quartier comme partout à Paris, ont fleuri en 2004 et 2005 sur les façades des écoles qui n’en possédaient pas encore, des plaques en mémoire des enfants juifs déportés. Comme on le voit dans Dora Bruder, les rafles avaient parfois lieu directement à la sortie des écoles.
Le 141 boulevard Mortier, où arrive Modiano toujours en quête de Dora. La caserne des Tourelles est en 1942 le camp des Tourelles. Dora y est emprisonnée en juin. Modiano note que Jean Genet écrit ici Miracle de la rose fin 1943. Il arrive trop tard pour y croiser Dora, transférée en août 1942 au camp de Drancy puis vers un camp de concentration.
Dora était revenue chez sa mère, 41 boulevard Ornano, en avril 1942. Elle a passé on ne sait où les semaines qui ont suivi sa fugue du 14 décembre. Il a fait jusqu’à moins quinze degrés pendant cet hiver. Après avril, elle a de nouveau fugué, avant d’atterrir au camp des Tourelles en juin.
Le 41 était un hôtel jusqu’aux années cinquante.
Quelques autres lieux que mentionne le livre de Modiano :
– la mairie du 18e arrondissement place Jules Joffrin, où se marient les parents de Dora en 1924,
– un hôtel 17 rue Bachelet, où vit son père à l’époque de son mariage (l’hôtel et le numéro ont été depuis remplacés par l’immeuble du n°15),
– le 15 rue Santerre, où naît Dora en 1926,
– le square Clignancourt,
– le cinéma Ornano 43, tout près du n°41.
JCS