Située près de chez Maupassant, fréquentée par Mirbeau et le peintre Guillemet, source d’information et modèle (avec Cézanne) de Zola, la boutique du père Tanguy a aussi été le bouillon de culture des idées des petits peintres de l’atelier de Cormon.
Avant la guerre de 1870, ce garni de la rue Neuve-Bréda jouissait d’une certaine réputation, en raison de la fréquentation de certaines dames que la Préfecture de police nommait « des insoumises ».
Les boutiques qui occupaient le devant de la rue appartenaient à un marchand de charbon et à un limonadier tandis que dans la cour, se trouvait un fabricant d’aquarelles nommé : Gouache ! Pendant le siège de Paris et la Commune, un grand nombre de Gardes nationaux du 116° Bataillon seront domiciliés dans cette maison, ainsi que le commissaire de police du quartier Saint-Georges.
C’est en 1874, de retour de son enfermement sur les pontons de Brest après sa condamnation pour participation à « l’insurrection armée du 18 mars », que Julien Tanguy va ouvrir sa boutique de marchand de couleurs.
Avec la galerie Bing et le café de la Nouvelle Athènes, (récemment victime de vandalisme officiel), cet endroit a été le lieu où se sont rencontrés les plus importants représentants des mouvements impressionniste, néo-impressionniste, symboliste, Nabi, etc.
Emile Bernard a pu dire : « L’école de Pont-Aven est née dans la boutique du père Tanguy ».
Ce commerçant atypique presque illettré avait été surnommé affectueusement par ses clients « le Socrate de la rue Clauzel ». Vincent Van Gogh, qui partageait cette opinion, mais qui détestait la « mère Tanguy », l’appelait par ailleurs celle-ci en privé Xanthippe !
Claude Monet dans un souvenir partagé avec le Père Tanguy qu’il relate à Sacha Guitry, nous donne une bonne idée du type de relation que les artistes entretenaient avec ce marchand de couleurs hors du commun :
Monet m’a raconté un jour :
« Van Gogh a fait un admirable portrait du père Tanguy. Le père Tanguy était marchand de couleurs, rue des Martyrs. Sa boutique était tout à fait minuscule et sa vitrine si petite qu’on ne pouvait y montrer qu’un tableau à la fois. C’est là que nous avons commencé, chacun de nous, à exposer nos toiles. Le lundi, Sisley, le mardi, Renoir, le mercredi, Pissarro, moi le jeudi, le vendredi, Bazille, et le samedi Jongkind. C’est donc ainsi que chacun à son tour nous passions une journée dans la boutique du père Tanguy. Un jeudi, je bavardais avec lui sur le pas de sa porte, quand il me désigna du doigt un vieux petit monsieur, portant collier de barbe blanche, important, chapeau haut de forme, qui descendait à petits pas la rue. C’était Daumier – que je n’avais jamais vu. Je l’admirais passionnément et mon coeur battait fort à la pensée qu’il allait peut-être s’arrêter devant ma toile. Prudemment, nous rentrâmes dans la boutique, Tanguy et moi, et, au travers des rideaux de lustrine que j’écartai un peu, je guettai le grand homme. Il s’arrêta, considéra ma toile, fit la moue, haussa l’une de ses épaules – et s’en alla.
M’ayant raconté cela Claude Monet me regarda fixement et, gravement me confia :
Ç’a été le plus grand chagrin de ma vie ».
Sacha Guitry, Portraits et anecdotes.
Cette illustre boutique devrait revivre bientôt et retrouver une destination en rapport avec l’âme de l’endroit.
Avec l’aide efficace de Clotilde Roth-Meyer, docteur en Histoire de l’Art,
auteur d’une thèse intitulée : Les marchands de couleurs parisiens au XIX° siècle.
Bernard Vassor, auteur du blog http://bernardvassor.canalblog.com.