Le quartier Latin est au début du XIXe siècle un quartier pauvre – excepté le récent faubourg Saint-Germain, nouveau bastion de l’aristocratie dont le cur bat entre les rues de Lille, de Constantine, de Babylone et Bonaparte.
Ce quartier est pour Balzac celui de l’émancipation définitive de la tutelle familiale à partir de 1824, de ses premiers amours et de ses premières faillites. Plus au sud, la rue Cassini est le lieu de sa rapide ascension littéraire à partir de 1830-31.
Dans la Comédie humaine, excepté toujours le faubourg Saint-Germain, ce quartier est le havre des humbles et des déclassés. Les pensionnaires de Madame Vauquer, dans le bas de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, appartiennent à la toute-petite bourgeoisie. Dans L’Interdiction, le marquis d’Espard, déchu, est relégué dans la même rue de ce faubourg Saint-Marceau disparu.
Quant au faubourg Saint-Germain (que nous ne traverserons guère dans cette promenade), il est tout entier incarné dans l’hôtel de la vicomtesse de Beauséant, situé quelque part rue de Grenelle. Cousine éloignée de Rastignac, la vicomtesse l’aide à faire ses premiers pas dans le monde, en l’occurrence auprès des filles du père Goriot. C’est à une réception dans son hôtel que se rendent ces deux dernières le soir qui précède la mort de Goriot, au lieu de veiller à son chevet.
Un autre phare du faubourg est, quelque part rue Saint-Dominique, l’hôtel de Grandlieu, famille au sein de laquelle Rubempré s’évertue à pénétrer.
Depuis Balzac, le Quartier latin a été transformé par le baron Haussmann. Nous essaierons pendant notre balade de l’imaginer sans les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain. A l’époque, les rues des Écoles, Monge, Médicis, Auguste Comte, n’existaient pas davantage.
1) Commençons notre balade à la Conciergerie, quai de l’Horloge, où Lucien de Rubempré et Vautrin sont emprisonnés après le suicide d’Esther Gobseck (ils sont soupçonnés d’avoir contribué à sa mort). Lucien se pend dans sa cellule le 15 mai 1830.
2) La tradition situe l’action du Chef-d’uvre inconnu 7 rue des Grands-Augustins et le rappelle par une plaque. Mais le texte de la nouvelle de Balzac n’est pas aussi précis quand à son emplacement dans la rue. Le cocasse de l’histoire est que dans ces murs, Picasso, un siècle plus tard, peint Guernica.
3) Dans La Rabouilleuse, Madame Bridaud, veuve et démunie, habite le troisième et dernier étage d’une maison rue Mazarine, au nord de la rue Guénégaud et face aux murs de l’Institut. On peut imaginer que c’est au 18 à 22 ou 26 à 32. Son fils Joseph s’en échappe un jour pour pénétrer, en face, dans l’atelier d’un sculpteur. Cela décidera de son avenir. Il installera son atelier dans le grenier, au-dessus de l’appartement de sa mère.
4) En 1826, Balzac installe son imprimerie au rez-de-chaussée du 17 rue Visconti et son appartement au 1er étage (plaque). Les Illusions perdues et La Maison du chat-qui-pelote décrivent bien l’endroit. Grâce à l’intervention de M. de Berny, il a obtenu un brevet d’imprimeur, l’autorisation royale indispensable. Mais son entreprise – financée en grande partie par sa mère et par Laure de Berny, 24 ouvriers, sept presses – fait faillite pendant l’été 1827. Elle faisait déjà suite à sa décevante expérience d’éditeur menée alors qu’il habitait rue de Tournon. Il tente bien de redresser la barre en créant une nouvelle société (de fonderie de caractères d’imprimerie, cette fois, et encore une fois en empruntant à Madame de Berny)… qui fera faillite au printemps suivant.
Il récidivera encore avec des investissements dans La Chronique de Paris en 1835-36, dans des mines d’argent en Sardaigne en 1838, des cultures d’ananas dans sa maison des Jardies à Sèvres (mais cela tient plus à la légende qu’à la réalité), dans la Revue parisienne, qu’il crée en 1840, etc.
Il investit dans chaque nouvelle affaire non pas toute sa raison, mais toute son imagination, ses fantasmes, et l’énergie qu’il est capable de mettre dans l’écriture. S’il a si bien décrit les rouages économiques, psychologiques et sociaux de fabuleux projets d’entreprises… et de belles faillites (comme celle de César Birotteau), c’est qu’il les a vécus de l’intérieur comme aucun autre écrivain de son époque. Convaincre des associés, négocier avec des fournisseurs ou des clients, perdre la confiance de créanciers, gagner, perdre un procès, échapper aux huissiers… autant de péripéties vécues qu’il réinjectera dans ses plus grands romans : Les Illusions perdues, César Birotteau, La Peau de chagrin, Louis Lambert, etc.
5) Lucien de Rubempré est enterré dans l’église de Saint-Germain-des-Prés, que l’on peut considérer comme l’extrémité est du noble faubourg Saint-Germain (Splendeurs et misères des courtisanes).
6) Dans La Messe de l’Athée, Desplein rêve de s’attabler au café Zoppi (qui a repris depuis son nom d’origine : le Procope, 13 rue de l’Ancienne-Comédie). Desplein sera bientôt, avec son élève préféré Bianchon, le médecin omniprésent de La Comédie humaine.
7) Après avoir dîné chez Flicoteaux et avant de regagner son « misérable hôtel » rue de Cluny, Lucien de Rubempré prend l’habitude de venir lire au « cabinet de lecture » (bibliothèque) de Blosse, que l’on a un peu de mal à situer aujourd’hui 7 cour du Commerce Saint-André (Les Illusions perdues).
8) Après avoir habité la rue des Quatre-Vents, Desplein occupe une chambre dans la cour de Rohan, où le temps s’est arrêté à l’époque de Balzac, (La Messe de l’Athée).
9) Daniel d’Arthez s’établit en 1821 dans la rue des Quatre-Vents, qui a conservé un petit air du XIXe siècle (La Messe de l’Athée). Il réunit ici des amis écrivains et artistes, et cette société se nomme elle-même le Cénacle – comme le groupe romantique qui se rassemble rue Notre-Dame-des-Champs, autour de Victor Hugo, à la fin des années 1820.
Daniel d’Arthez fréquente alors le restaurant Flicoteaux, où il fait la connaissance de Lucien de Rubempré, qu’il aidera en réécrivant une de ses uvres (D’Arthez, à la différence de Rubempré, est un écrivain doué et désintéressé). Une fois devenu journaliste influent, pris dans des rivalités de pouvoir politiques, Lucien écrira un article contre un livre de Daniel, ce qui lui vaudra un duel avec Michel Chrestien.
Quelques années avant d’Arthez, le jeune et pauvre Desplein vit dans cette même maison, avant d’en être chassé pour non-paiement de loyer et d’atterrir Cour de Rohan. Il deviendra le médecin renommé qui allait – entre autres – assister aux dernières heures de Madame Desmarets.
10) Balzac habite entre 1824 et 1826 au dernier étage de l’hôtel Châtillon, 2 rue de Tournon, encore debout aujourd’hui. Il se consacre à l’écriture depuis 1819 mais n’a encore trouvé ni le succès ni sa voie. A vingt-cinq ans, il s’essaie alors à l’édition, encouragé par le libraire Canel, 30 place Saint-André-des-Arts, à qui il vient de remettre Wann-Chlore, son dernier manuscrit alimentaire signé Horace de Saint-Aubin. Son projet est de publier avec des associés des uvres de La Fontaine et de Molière. C’est un fiasco… qui l’encouragera à récidiver rue de Visconti, cette fois en devenant éditeur-imprimeur.
Laure de Berny l’a conduit à choisir cette adresse. Elle demeure alors non loin, rue d’Enfer-Saint-Michel (actuel boulevard Saint-Michel).
11) Dans Splendeurs et misères, Corentin demeure 10 rue Honoré-Chevalier, dans une maison qui pourrait être celle que l’on y voit encore aujourd’hui.
12) Lucien de Rubempré habite entre 1822 et 1825 une maison rue Cassette, telle que celle que l’on peut voir aujourd’hui au n°22. Vautrin, alias Carlos Herrera, occupe une « cellule » dans cette maison.
13) Proche aussi du logis de la rue de Tournon se trouvait le café Voltaire, 1 place de l’Odéon, disparu en 1956, où Balzac se rend pour rencontrer les écrivains et journalistes. Dans Les Illusions perdues, Lucien de Rubempré s’y retrouve avec ses amis.
14) En 1836, Z. Marcas (dans l’uvre du même nom) loge dans l’hôtel Corneille, alors rempli d’étudiants et qui existait réellement 5 rue Corneille.
15) Balzac se rend parfois au restaurant Flicoteaux, « ce temple de la faim et de la misère » situé alors à l’angle de la rue Champollion et de la place de la Sorbonne. Dans Les Illusions perdues, Lucien, sans moyens, s’y restaure également.
16) La rue des Cordiers reliait alors la rue Saint-Jacques et l’actuelle rue Victor Cousin. Raphaël de Valentin y habite pauvrement dans l’hôtel Saint-Quentin (hôtel qui a vu passer Jean-Jacques Rousseau) avant que la peau de chagrin ne fasse sa richesse et sa perte. La Peau de chagrin inaugure « le » thème balzacien typique : l’homme qui ne sait réfréner ses désirs court à sa perte ; les passions sont fatales.
17) Après avoir été rejeté par Madame de Bargenton, Lucien quitte l’hôtel du Gaillard-Bois pour loger dans une chambre au 4e étage du modeste hôtel de Cluny, toujours debout 8 rue Victor Cousin.
18) La place du Panthéon est un décor important de La Comédie humaine. Les funérailles du père Goriot se déroulent dans l’église Saint-Etienne-du-Mont ; le « collège Henri IV », dans le dos du Panthéon, est fréquenté par plusieurs personnages ; dans Les Illusions perdues, Lucien de Rubempré vient étudier à la bibliothèque Sainte-Geneviève.
19) A l’angle de la rue Royer-Collard (alors rue Saint-Dominique d’Enfer) et de l’impasse du même nom se trouve dans la fiction la maison Thuillier, cadre principal du récit des Petits bourgeois.
20) Laure de Berny s’installe vers 1824 rue d’Enfer-Saint-Michel (actuel boulevard Saint-Michel), à l’angle des rues de l’Abbé-de-l’épée et Henri-Barbusse.
21) En 1830, Melle Michonneau, ancienne pensionnaire de la pension Vauquer qui a contribué à l’arrestation de Vautrin, est « logeuse en garni » rue des Poules (rue Laromiguière), soit-disant à l’intersection avec la rue des Postes (rue Lhomond), en réalité avec la rue Amyot.
22) La célèbre pension Vauquer du Père Goriot se trouve quelque part dans le bas de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, devenue Tournefort. C’est ici qu’en 1819 trouvent refuge Rastignac, le père Goriot, retiré des affaires depuis 1813, et Vautrin, sympathique mais mystérieux personnage. Tous trois font d’ailleurs ici connaissance. Rastignac et Vautrin vont ainsi découvrir que le pauvre et ridicule Goriot, risée de tous les pensionnaires, est bel et bien le père de la somptueuse Anastasie de Restaud et de sa sur, Delphine de Nucingen.
Vautrin est en réalité Jacques Collin, alias trompe-la-Mort, évadé du bagne où il a été envoyé pour un meurtre commis par un autre. Gondureau, alias Bibi-Lupin, chef de la police, l’arrêtera bientôt ici-même. En 1830, Vautrin… succèdera à Bibi-Lupin à la tête de la police.
23) En mars 1828, au moment où s’écroule son entreprise de fonderie de caractères d’imprimerie, il s’agit de disparaître de la vue des créanciers. Balzac, à 29 ans, s’installe 1 rue Cassini sous le nom de M. Surville – c’est le nom de son beau-frère et de sa sur Laure. Madame de Berny, rue d’Enfer-Saint-Michel, n’est pas très éloignée… et les faubourgs non plus, en cas de fuite nécessaire (Paris est alors bordé par le boulevard Saint-Jacques et le boulevard Raspail).
La rue Cassini est l’adresse principale de Balzac jusqu’à septembre 1837 (l’immeuble d’aujourd’hui est plus récent). C’est celle qui le voit se métamorphoser en un écrivain reconnu. En 1830 et 1831, c’est un déluge d’uvres. En 1830, les premières Scènes de la vie privée qui sont rapidement un succès en France et dans d’autres pays d’Europe et, en 1831, La Peau de chagrin, qu’il signe pour la première fois Honoré de Balzac, est son premier grand succès.
Au début des années 1830, alors qu’il se trouve toujours dans une grande gêne financière, la duchesse d’Abrantès l’introduit dans le salon de Madame Récamier à l’Abbaye-aux-Bois (à l’emplacement actuel de la rue Récamier) où la duchesse a un pied-à-terre. Après une courte parenthèse politique – il tente sa chance aux élections de 1831 et 1832 et essaie de se faire élire député, sans succès – il commence à donner corps à un projet qu’il serait le premier écrivain à réaliser et qui, croit-il, représente encore quatre ou cinq années de travail. Plus tard, il estimera qu’il lui faut vivre jusqu’à 1860 pour le mener à bien. Il mourra en 1850 avant d’achever La Comédie humaine.
En même temps que prend forme ce grand projet, naît une passion qui le conduira également jusqu’à sa mort. En février 1832, il reçoit la première lettre d’une comtesse polonaise, plus jeune que lui de six ans et qui s’ennuie à mourir dans son château de Wierchownia en Ukraine. Balzac, sortant déconfit d’une relation à sens unique avec la duchesse de Castries, se lance dans cette correspondance avec « L’Etrangère », qui se bâtit sur deux fantasmes : celui d’Honoré de se faire passer pour un jeune premier perdu dans la vaste ville et se laissant détruire lentement par son labeur acharné, en quête désespérée de l’âme sur ; et celui d’Eve Hanska, flattée d’attirer l’attention d’un jeune écrivain habitant Paris. Année après année, cela deviendra fierté sinon orgueil de guider son « pauvre Balzac » à distance – dans les deux sens du terme : le conseiller et le commander.
24) Notre dernière étape est une curiosité. Au 3 rue Duguay-Trouin se trouve dans la nouvelle Entre Savants, au milieu d’un mur désolé, une porte verte qui donne accès au logis d’une espèce à laquelle l’auteur de La Comédie humaine s’est brièvement intéressé : le savant.