En 1729, Denis Diderot n’a pas 16 ans quand il débarque dans la capitale.
Sans doute ignore-t-il que jamais ou presque il ne reviendra à Langres.
Du “Procope” au collège d’Harcourt en passant par ses domiciles successifs,
Jean-Christophe Sarrot nous guide dans ses pas.
Dans les salons : un «feu d’artifice»
Avec son inépuisable verve et sa vivacité d’esprit, Diderot a mis plus d’une fois
de l’animation dans les salons littéraires et philosophiques de la capitale.
L’historienne Jacqueline Hellegouarc’h[[Jacqueline Hellegouarc’h est professeur
émérite d’histoire à l’université de la
Sorbonne-Paris IV. Spécialiste des questions
de société au XVIIIe siècle et de
Voltaire, elle est notamment l’auteur de
“L’Esprit de société : Cercles et salons parisiens
au XVIIIe siècle”, publié en 2000 aux
éditions Garnier.]] y évoque son implication,
mais aussi le cadre qui régissait ces rendez-vous
à mi-chemin entre divertissement et débat.
Le Journal de la Haute-Marne : Que fait-on
dans les salons littéraires et philosophiques
au XVIIIe siècle ?
Jacqueline Hellegouarc’h : Il ne s’agit surtout
pas de conférences. On y rassemble des
gens qui ont de l’esprit, qui savent parler et
qui savent stimuler les autres. Ce sont des
réunions organisées à jours fixes avec en
principe, un déjeuner vers 13 h au cours
duquel on discute beaucoup et dont on prolonge
ensuite la conversation. Le divertissement
y est aussi très présent. On y donne des
concerts et de petites pièces de théâtre de
société.
JHM : Etre un intellectuel reconnu suffisait-il
pour y être apprécié ?
J. H. : Pour être prisé dans les salons, il fallait
avoir un esprit très vif et participer au
“feu roulant” de la conversation. Cela devait
produire comme une électricité créative et
stimulante, destinée à stimuler les participants
et leur permettre de trouver des idées
qu’ils n’auraient jamais trouvées seuls.
L’exercice ne convenait pas à tout le monde.
Par exemple à Marivaux, qui était jugé
comme un peu ennuyeux et guindé dans les
salons.
JHM : Comment expliquez-vous que la plupart
des salons ont été tenus par des
femmes ?
J. H. : Marmontel raconte dans ses
“Mémoires” qu’il y avait davantage de délicatesse
et plus de sentiments dans les salons
tenus par des hôtesses.
JHM : Comment Diderot se comportait-il
dans les salons parisiens ?
J. H. : Beaucoup de ses contemporains rapportent
que tant qu’on n’avait pas vu Denis
Diderot en train de converser dans un salon
et d’y parler avec une animation extraordinaire,
on ne pouvait prétendre le connaître.
«Qui n’a connu Diderot que dans ses écrits ne
l’a point connu», écrivait l’abbé Morelet. Dans
ses “Mémoires”, Marmontel dit de lui que
«toute son âme était dans ses yeux et sur ses
lèvres» et que «jamais physionomie n’a peint
aussi bien la bonté du cur». Dufort de
Cheverny s’est dit pour sa part frappé par le
«feu d’artifice» et la verve «inépuisable» de
Diderot durant les salons.
JHM : Quels salons fréquentait-il en particulier
?
J. H. : Avant tout ceux tenus par le baron
d’Holbach et Helvetius. Il s’agissait des
salons les plus hardis de la capitale, ceux où
l’on remettait le plus en cause la religion. Des
salons de philosophes et d’idéologues.
D’Holbach et Helvetius donnaient aussi des
parties de campagne, où l’on discutait aussi
de philosophie et où Diderot se rendait beaucoup.
JHM : Avec ses idées matérialistes, Diderot
était-il bien reçu partout ?
J. H. : Mme Geoffrin (qui tint un célèbre
salon de 1750 à 1755, Ndlr) l’aimait bien mais
évitait de le recevoir, car cela risquait en effet
de compromettre sa réputation au point de
vue religieux. Cela n’a toutefois pas empêché
Mme Necker (femme du ministre de Louis
XVI, Ndlr) de beaucoup insister pour que
Diderot vienne à son salon, alors même qu’elle
était de religion protestante.
JHM : Les idées révolutionnaires sont-elles
nées dans les salons du temps des
Lumières ?
J. H. : Exceptés ceux du baron d’Holbach et
d’Helvétius, où l’on sapait les idées religieuses,
il ne faut pas croire que la
Révolution s’est préparée dans les salons
parisiens. En revanche, beaucoup de témoignages
laissés par des étrangers y ayant pris
part font valoir que ces salons ont perdu en
insouciance et en gaieté dans les 30 années
qui ont précédé la Révolution. On n’y raconte
plus d’aventures galantes. On y discute
politique et religion.
Un itinéraire possible
Pour flâner dans Paris dans les pas de
Diderot, l’idéal est de se commencer par se
rendre au 149 du boulevard Saint-Germain
(station de métro Saint-Germain des-Prés),
qui occupe l’emplacement de la maison que
Denis et sa famille ont occupée durant 30 ans
rue Tarane. La statue érigée en 1885 à la gloire
de l’encyclopédiste n’est qu’à une centaine
de mètres de là sur le côté de l’église
Saint-Germain, place Jacques-Copeau.
Encore quelques minutes le long du boulevard
Saint-Germain et vous voici arrivés au
café Procope, situé au 13 rue de l’Ancienne-
Comédie. Il est possible d’y boire un verre,
voire de s’attabler au Salon Diderot, tout en
admirant notamment le bureau laissé par
Voltaire. Encore 700 m et apparaît l’emplacement
de l’ancien collège d’Harcourt, au 44 de
l’actuel boulevard Saint-Michel. Le 3 rue de
l’Estrapade est distant d’une dizaine de
minutes à pied, direction le Panthéon.
Une fois parcouru cet “itinéraire Diderot” sur
la rive gauche, l’idéal est de reprendre le
métro à la station Monge… pour le poursuivre
sur la rive droite. Arrivé à la station
Palais-Royal, vous pouvez directement vous
rendre vers ce dernier pour comme l’auteur
du “Neveu de Rameau”, y flâner et contempler
l’animation du lieu. L’allée d’Argenson a
été remplacée en 1781 par la galerie de Valois.
Ceux disposant d’un peu plus de temps peuvent
aussi faire un crochet par le Louvre et y
retrouver le Salon carré que Louis Le Vau
aménagea après 1661 à l’extrémité de la galerie
d’Apollon, rouverte depuis peu au public.
C’est là en effet que Diderot vint admirer dès
1753 les tableaux que les membres de
l’Académie royale de peinture et de sculpture
y accrochaient tous les deux ans et qui lui
inspireront neuf Salons et autant de débats
sur l’art.
Le 39 de la rue de Richelieu, où mourut
Diderot, est tout prêt du Palais-Royal, tout
comme le 8 rue des Moulins, où subsiste en
partie la façade de l’hôtel particulier du
baron d’Holbach. De là, il suffit de traverser
l’avenue de l’Opéra pour rejoindre l’église
Saint-Roch et le 296 de la rue Saint-Honoré.
1729-1741 : les années bohème
Denis Diderot n’a pas encore 16 ans lorsqu’il quitte Langres et son domicile familial pour Paris. Tonsuré depuis trois ans, il se destine
à la cléricature et s’assoit sur les bancs du
collège d’Harcourt. En plein Quartier latin, il
y étudie la philosophie et les sciences durant
trois ans, puis obtient son titre de bachelier
en théologie à la Sorbonne. Nous sommes en
1736. Denis se détourne pourtant de la carrière
ecclésiastique à laquelle il semblait
promis et se tourne vers le droit. Le procureur
Clément de Ris, Langrois d’origine lui
aussi, le prend comme clerc. Las, cette robelà
ne sied pas davantage à l’aîné des Diderot.
«J’aime l’étude ; je suis fort heureux, fort
content : je ne demande pas autre chose», lui
fera dire sa fille dans ses mémoires. Le père
de Denis, lui, n’est guère de cet avis et coupe
les vivres en 1737. Tour à tour précepteur,
journaliste, rédacteur de sermons pour des
prêtres, écrivain public et traducteur d’anglais,
son fils saute déjà d’un savoir à l’autre.
Où Denis a-t-il trouvé chambres et galetas
durant tout ce temps ? Difficile de le savoir,
l’intéressé n’ayant rien écrit ou presque sur
ses treize premières années parisiennes. De
surcroît, «la numérotation des rues n’a débuté
dans la capitale qu’en 1805», note Jean-
Christophe Sarrot, qui préside l’association
Terres d’écrivains, et a signé deux ouvrages
de balades littéraires dans Paris. Toujours
est-il que Diderot multiplie toutefois les
adresses dans le quartier de l’église Saint-
Germain – devant le couvent des Cordeliers,
rue de l’Observance (devenue rue Antoine-
Dubois), au coin des rues Saint-Jacques et de
la Parcheminerie -. Durant quelques mois de
1741, le voilà qui loge rue du Vieux-
Colombier, avant d’occuper une misérable
chambre de la rue des Deux-Ponts, cette fois
dans l’île Saint-Louis.
1742-1749 : premières uvres
Il faut attendre 1742 pour voir Denis Diderot
définitivement renoncer à la théologie. Cette
année-là, il publie son premier poème et traduit
en français l’“Histoire de Grèce”, de
l’Anglais Temple Stanyan. L’année d’avant, il
s’est épris d’Anne-Antoinette Champion, qui
vit avec sa mère rue Boutebrie, en plein
Quartier latin.
Après avoir échoué dans sa tentative pour
obtenir l’accord de son père en vue du mariage,
Denis Diderot épouse clandestinement
cette lingère fin 1743, à l’église Saint-Pierreaux-
Bufs (située dans l’Île de la Cité et
détruite au XIXe siècle). Le couple emménage
rue Saint-Victor, à deux pas de la place
Maubert.
Denis continue de survivre à coup de traductions
d’ouvrages anglais. Qu’il soit sans le
sou ou presque ne l’empêche pas de fréquenter
les cafés de la capitale. Celui de la
Régence par exemple, à l’angle de la rue
Saint-Honoré et de la place du Palais-Royal et
dont il décrira les parties d’échecs dans Le
neveu de Rameau. Egalement le Procope,
haut lieu des Lumières mais où contrairement
à Voltaire, «il semble que Diderot et
Rousseau n’y sont pas tant venus que cela»,
nuance Jean-Christophe Sarrot. Il arrivera
néanmoins aux encyclopédistes de s’y
retrouver, ainsi qu’au café Landelle, rue de
Buci.
Le couple Diderot demeure bientôt rue de
l’Estrapade, à faible distance de l’actuelle
place du Panthéon. C’est là, au second étage
du n° 3, «que le pouvoir royal a fait arrêter
Denis en 1749 et saisir ses manuscrits après
qu’il ait publié la “Lettre sur les aveugles”»,
s’arrête Jean-Christophe Sarrot. Le fait s’y
trouve toujours rappelé par une plaque commémorative.
Le sulfureux auteur des “Bijoux
indiscrets” retrouvera la liberté après
103 jours de détention au donjon puis au
château de Vincennes.
1750-1784 : entre rive gauche et rive droite
Bien décidé à ne pas retourner en prison,
Diderot veille dès 1750 à ne diffuser ses
écrits les plus subversifs qu’au sein de milieux
très étroits. Cette année là le voit lancer
un appel à souscription au profit de l’Encyclopédie,
pour laquelle d’Alembert et luimême
ont trouvé quatre libraires trois ans
plus tôt. Le premier tome paraît en 1751 ; la
gigantesque entreprise ne prendra fin que
quatorze ans plus tard.
À partir de 1754, Denis, son épouse et leur
fille Marie-Angélique – le seul enfant du couple
qui survivra – emménagent aux 4e et 5e
étages de la rue Tarane, toujours rive gauche.
Rien ne reste de leur logis. «La rue a été
détruite au milieu du XIXe siècle suite au percement
du boulevard Saint-Germain et de la
rue de Rennes», explique Jean-Christophe
Sarrot. La maison en question paraît avoir
occupé l’actuel emplacement du 149 boulevard
Saint-Germain. Diderot y demeurera jusqu’à
peu de temps avant sa mort.
Cette même année 1755 marque le début de
la liaison qu’a Denis avec Louise-Henriette
Volland. Celle qu’il appelle Sophie a sa chambre
rue des Vieux Augustins – l’actuelle rue
Hérold -, non loin du Palais-Royal. Ce même
Palais-Royal où Diderot, six ans plus tard,
situe sa rencontre dans un café avec le Neveu
de Rameau. Là encore où un banc de l’allée
d’Argenson accueillera les deux amants.
«Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon
habitude d’aller sur les cinq heures du soir me
promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on
voit, toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson
», écrit-il dans Le neveu de Rameau.
De la dernière demeure à l’hommage posthume
Son ultime demeure, Diderot la trouvera
précisément à un jet de pierre de ce Palais-
Royal où il aimait tant se promener. Non
loin des hôtels particuliers où Helvétius et
le baron d’Holbach l’avaient si souvent
reçu dans leurs salons philosophique.
Depuis 1759, ce dernier l’a également
accueilli également en son château du
Grandval, non loin de Charenton et d’où il a
écrit nombre de ses lettres à Sophie
Volland. Voilà quatre mois que celle-ci est
morte lorsqu’en juillet 1784, Denis quitte
ses étages de la rue Tarane pour emménager
au 39 rue de Richelieu. Catherine II de
Russie loue pour son compte un bel appartement
au rez-de-chaussée de l’hôtel de
Bezons. Son protégé, qui lui a rendu visite
onze ans plus tôt à Saint-Petersbourg, n’y
habitera que douze jours. Samedi 31 juillet,
Diderot bavarde tout le matin avec son
médecin et son gendre. Au déjeuner, «il prit
un abricot ; ma mère voulut l’empêcher de
manger ce fruit», écrira sa fille Angélique
dans ses mémoires. «Il le mangea, appuya
son coude sur la table pour manger quelques
cerises en compote, toussa légèrement. Ma
mère lui fit une question ; comme il gardait
le silence, elle leva la tête, le regarda, il
n’était plus.»
Autopsié conformément à ses dernières
volontés, le philosophe fut enterré en l’église
Saint-Roch, située rue Saint-Honoré.
Reposant non loin de Corneille et de Le
Nôtre, «il était mort face au 40 de la rue de
Richelieu, là où Molière était décédé»,
remarque Jean-Christophe Sarrot. Une
plaque commémorative rappelle la dernière
demeure de Diderot, dont subsiste la
façade. En revanche, toute trace de sa
sépulture a disparu à la Révolution, interdisant
ainsi une possible entrée au Panthéon.
Un hommage lui sera néanmoins rendu en
1884, pour le centenaire de sa mort. Tandis
que Bartholdi le statufiera debout à
Langres et comme prêt à marcher vers son
destin, Gautherin le représentera en penseur,
dans ce quartier Saint-Germain qu’il
n’avait quasiment jamais quitté.
Bibliographie
Jean-Christophe Sarrot, “Balades littéraires dans Paris du XVIIe au XIXe siècle”, Nouveau
Monde éditions, 2004.
Michel Delon (dir.), “Diderot, contes et romans”, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2004.
“Album Diderot”, iconographie choisie et commentée par Michel Delon, Gallimard, bibliothèque
de la Pléiade, 2004.
Pierre Lepape, “Diderot”, Flammarion, 1992.
L’association “Terres d’écrivains” s’attache
depuis sept ans a «faire découvrir la littérature
par les lieux où les auteurs les plus célèbres
ont vécu et qui les ont inspirés», résume son
président, Jean-Christophe Sarrot.
Une promotion originale, fondée sur le fait
que le grand public ignore presque tout de la
richesse des lieux marqués, en France, par la
littérature et l’écriture. Le site Internet de
“Terres d’écrivains” propose en particulier
une riche sélection de balades littéraires,
principalement à travers la capitale.
www.terresdecrivains.com