Un jeune homme, aux cheveux teints en vert, les ongles manucurés… il avait pour nom : Charles Baudelaire.
(Par Bernard Vassor)
Quand, lassés des après-midis de la « Brasserie des Martyrs », des « jeunes gens de lettres » voulaient tromper l’ennui, ils descendaient de Notre-Dame de Lorette pour se rendre sur les boulevards (guidés par le Rétif de la Bretonne du XIX° siècle, Alexandre Privat d’Anglemont, aidé lui-même par Alfred Delvau) : Baudelaire, Gustave Mathieu, Monselet, La Bédolière, Desnoyers, Guichardet, et, parfois Alphonse Daudet et Mürger.
Le « Cénacle » commençait une longue déambulation dont la première étape était rue du faubourg Montmartre, dans ce petit café qui ne portait pas de nom. Il était constitué uniquement d’une salle longue et étroite, « un tir au pistolet » disait Gustave Mathieu.
Deux rangées de tables couraient tout le long de l’établissement ; dès que la joyeuse bande était attablée, c’étaient des chansons, des cris des rires qui fusaient.
L’endroit était parfois fréquenté par des hommes politiques.
Le premier propriétaire était un alsacien, il avait une clientèle composée en grande partie d’Allemands qui occupaient la rangée de gauche de cet établissement. Le café fut racheté par un auvergnat, ce qui lui fit perdre « la pratique » germanique.
L’endroit ne fit jamais parler de lui, sauf dans un petit article dans le Figaro pour son inauguration.
Aujourd’hui, cent cinquante ans après, l’agencement est le même, peut-être que le bar à gauche a été rapporté ?
Alexandre Privat d’Anglemont était un personnage que l’on pouvait difficilement qualifier d’homme de lettres, bien que l’on trouve sous son nom des textes écrits par Baudelaire, Banville, ou Nerval !
Il était l’ami de Balzac, Dumas, Eugène Süe et même dit-on de Delacroix. Son compère Alfred Delvau a dit de lui qu’il était « le plus parfait noctambule qu’on ait vu fleurir sous le dôme étoilé de Paris ».
Né à Sainte-Rose, une petite ville du nord de la Guadeloupe, mort en 1859 à la maison de santé Dubois, rue de l’Aqueduc dans le cinquième arrondissement à l’époque, comme bien d’autres poètes et artistes du XIX° siècle (Mürger, Jean Baptiste Clément etc.).
Un physique à la Dumas (père), « un grand diable de créole, la tête couverte d’une chevelure épaisse, vêtu en toute saison d’un paletot qui n’appartenait à aucune couleur ni à aucune mode, hâbleur autant que monsieur de Crac et le baron de Münchhausen à la fois »[[Théodore de Banville, Mes souvenirs, 1882.]].
Il connaissait tous les cabaretiers par leurs noms, et tous les cabaretiers l’aimaient et prêtaient une oreille complaisante à ses histoires, les cabaretières surtout. Il obtenait ainsi parfois un souper en échange d’un billet d’entrée à un spectacle. Son quartier général était établi aux Pieds Humides, ou chez Paul Niquet, près de la fontaine des Innocents éclairée toute la nuit.
Sa vie commençait dès que s’allumaient les réverbères. On a pu ainsi l’appeler « le petit-fils de Vadé ».
« M. A. Privat d’Anglemont n’a guère plus fait ses vers qu’Eblé, belle et poètes ne faisait les siens. Il était doué d’une excessive sensibilité qui le poussait à produire sous son nom celles des poésies de ses amis dont le succès pouvait être douteux. On a de lui des vers de Baudelaire, des vers de M. de Banville et des vers de Gérard de Nerval »[[Poulet-Malassis, Le Parnasse Satirique.]].
Mille anecdotes savoureuses sont racontées par Firmin Maillard et Alexandre Pothey, historiographes de la bohème littéraire.