On reste pendu à ce roman-là comme une truite à l’hameçon, avec le sentiment étrange d’avancer en terrain connu tout en allant de surprise en surprise.
Certains éléments nous semblent en effet familiers : la complicité entre deux compères apprentis détectives (l’un curieux mais prudent – un Jules Verne de 27 ans -, l’autre journaliste, donc prêt à tout pour trouver le scoop) ; le fait de mettre en scène une célébrité (encore Jules) avant qu’elle ne devienne célèbre, en imaginant par la fiction comment des événements ont façonné son inspiration ; un personnage de jeune fille candide, menacée par la prostitution ; un décor (l’exposition universelle) déjà exploité dans d’autres romans policiers[[Par exemple Mystère rue des Saints-pères ou Le Fantôme de la tour Eiffel.]] ; des meurtres parfois prévisibles ; un inspecteur qui arrive toujours en retard sur le lieu du crime ; un coupable que l’on peut deviner (mais quant à ses motifs, bon courage…).
Les surprises viennent du ton léger de l’ensemble et en particulier de l’humour permanent des dialogues (lorsque, par exemple, l’écrivain est en proie à l’une de ses crises de paralysie faciale qu’il subit depuis 1851).
On est ainsi mené comme par une petite brise de péripétie en péripétie, et la fin du récit arrive sans que l’on n’y prenne garde. Ce qui nous apparaissait être des lieux communs revêt alors une autre apparence : la jeune fille n’était pas si candide que cela ; la piste du crime était semée de cailloux blancs par le criminel lui-même ; et l’exposition universelle n’était pas un décor si factice pour les aventures d’un Jules Verne qui y aurait découvert (toujours en fiction) l’idée du Tour du monde en 80 jours, de 20 000 lieues sous les mers et de De la Terre à la lune.
Autre clin d’oeil : on comprend au cours du récit que nous sommes en train de lire… du Jules Verne !
L’action se situe pendant l’été 1855. Les premières nouvelles d’un certain Edgar Poe viennent de paraître dans le journal Le Pays (l’une d’elles contribuera à éclaircir le « mystère de la chambre obscure »). La France est en guerre contre la Russie en Crimée.
L’écrivain habite 18 boulevard Bonne-Nouvelle. De 1851 à 1855, il est secrétaire du directeur du Théâtre lyrique – ex-Théâtre historique de Dumas Père – et tente sa chance comme auteur d’opérettes (il passera en 1856 à une occupation plus rémunératrice : le placement en Bourse, pour un agent de change basé 72 rue de Provence).
Tout commence le 15 août 1855, quelques jours avant l’arrivée de la reine Victoria à Paris, avec l’assassinat lors d’une soirée spirite de Will Gordon, un médium anglais[[On pense à Gordon Hole, l’architecte-aventurier américain du Fantôme de la tour Eiffel d’Olivier Bleys, qui ne dédaigne pas non plus l’arnaque spirite. La fin de ce roman se déroule pendant l’exposition universelle de 1889.]]. Jules Verne a été entraîné à cette soirée par son ami Félix de Montagnon, journaliste au Populaire, venu chercher là matière à sensation.
Les investigations de Verne et Montagnon leur permettront de mettre à jour un trafic de fausse monnaie, qui n’est qu’un rideau de fumée tendu par le véritable criminel pour perpétrer ses crimes sans être inquiété.
– C’est au 13 rue Cloche-Perche[[Aujourd’hui Cloche-Perce. Vidocq y installe en 1833 son agence de détectives privés au n°12.]] que se déroulent la séance spirite et le meurtre de Will Gordon.
– Un des membres du public, l’imprimeur Batisson, est suivi par Montagnon jusqu’au 12 rue Vieille du Temple après qu’il a quitté sa compagne, une mystérieuse dame voilée à l’accent espagnol dont on découvrira l’identité à la fin du roman. Batisson finit bientôt sa vie une balle dans chaque oeil.
– Verne et Montagnon se rendent fossé Béco (au Pré Saint-Gervais, après l’enceinte de Thiers qui ceinture Paris), chez l’ébéniste Dandrieu qui a fabriqué un meuble truqué pour Gordon. Dandrieu est découvert lui aussi assassiné d’une balle dans chaque oeil.
– Verne et Montagnon vont chercher conseil auprès d’un maître spirite, le marquis de Servadac, qui demeure rue Grange-aux-Merciers à Bercy[[Aujourd’hui rue Nicolaï, qui allait alors jusqu’à la Seine.]]. Servadac est un coupable en puissance : il a besoin d’argent et de cadavres pour tenter de redonner vie à son corps handicapé.
– Leur enquête les conduits à la morgue, située à l’époque quai du Marché-neuf sur l’île de la Cité. Dandrieu y est employé et semble mêlé à un trafic de cadavres. Pour le comte du marquis de Servadac ?
– le Cygne rouge est une maison close de luxe, située rue de la Banque et gérée par Mme Berthe, amie de Servadac. La jeune et belle Savannah y travaille comme bonne à tout faire. Une autre entrée du Cygne rouge donne sur la rue Lelong. Bien sûr, Mme Berthe devient bientôt cadavre.
– Félix est soigné à l’hôpital Saint-Louis, rue de la Grange-aux-belles, après avoir reçu une balle dans le bras.
– La librairie Dandrieu, 45 rue de Paradis, est gérée par le frère de l’ébéniste.
– Jules et Savannah se donnent rendez-vous au café des Variétés, situé boulevard Montmartre à côté du théâtre du même nom (qui occupe aujourd’hui le n°7).
– Au 35 boulevard des Capucines se trouve dans le roman le studio du photographe Pelladan (c’était en réalité l’adresse du magnifique atelier du photographe Le Gray, dont la façade a été conservée jusqu’à nos jours). Ici se dénoue l’intrigue.