L’existence à Pantin d’une maison ayant appartenu à Beaumarchais est présentée comme une certitude et située avec précision dans la notice historique qui figure au début de la monographie publiée en 1901 sous les auspices du Conseil général de la Seine[[Etat des communes. Pantin. Notice historique et renseignements administratifs. Montevrain. Imprimerie typographique de l’école d’Alembert. 1901.]] :
«… on sait, par le contrat de mariage de Beaumarchais, que l’auteur du Barbier de Séville possédait à Pantin la maison qui fut plus tard la mairie désaffectée en 1886. »
Après avoir relaté les péripéties qui ont conduit à l’ouverture de la mairie, cette notice précise la localisation de la maison :
« Enfin, le 22 avril 1855, le Conseil autorisait le maire à acquérir une maison sise rue de Paris n° 104 ; c’était celle où avait habité Beaumarchais un siècle auparavant et était contiguë à la maison occupée jadis par Mlle Guimard. »
Cette information concernant un personnage aussi prestigieux que Beaumarchais a été reprise sans modification jusqu’à nos jours. Ainsi, dans le recueil de cartes postales édité en 2000 par Claude Taszek et Philipe Delorme, on lit la légende suivante sous la photographie du 104 rue de Paris (actuelle avenue Jean-Lolive) : « le bâtiment qui abrite aujourd’hui le Ciné 104 a longtemps été une salle de fêtes. Il est situé sur le terrain de l’ancienne mairie de Pantin démolie en 1886. C’était la propriété champêtre où Beaumarchais venait se reposer un siècle auparavant… »
Voulant en savoir davantage sur cette maison, Maurice Foulon se livre à une enquête dont il rend compte dans son ouvrage « Les Pantinois sous l’Ancien Régime » paru en 1925. Il cherche d’abord à retrouver trace du contrat de mariage devant confirmer la possession par Beaumarchais d’une maison à Pantin. Mais ni les descendants de l’écrivain ni les archives de la Seine n’ont pu la confirmer. En revanche, Maurice Foulon a retrouvé la liste des propriétaires de 1782 à 1855. Jusqu’à la mort de Beaumarchais en 1799, l’unique propriétaire est Frédéric Kornmann, domicilié à Paris 147 rue Saint-Martin.
Tous ceux qui s’intéressent à Beaumarchais connaissent le nom de Kornmann, qui reste associé au sien pour la postérité en raison de l’affaire à sensation qui a opposé les deux hommes et qui est demeurée célèbre par les trois brillants mémoires de Beaumarchais.
Cette affaire concerne non pas Frédéric, propriétaire à Pantin, mais son frère Guillaume, banquier comme lui. On peut le résumer ainsi :
Guillaume Kornmann, marié depuis 1778 à une femme de 17 ans sa cadette, tolère et même encourage par intérêt sa liaison avec le séduisant Daudet de Jossan qui jouit de hautes protections et exerce les fonctions de syndic-adjoint de la municipalité de Strasbourg. Comme il connaît d’importantes difficultés financières, il ne peut envisager une séparation qui le priverait de la dot considérable que sa femme lui a apportée. Mais en 1780, l’amant perd à la fois son crédit et son poste. Le mari change alors d’attitude, accuse sa femme d’adultère (d’autant qu’elle atteint un enfant de l’amant), la fait interner, malgré son état, par lettre de cachet en août 1781.
Dans un salon, Beaumarchais apprend l’affaire. Il se scandalise, prend fait et cause pour la femme, fait jouer ses relations et obtient du lieutenant général de police Lenoir sa sortie de prison. Mme Kornmann est placée dans une maison d’accouchement. La lettre de cachet est révoquée. La femme récupère sa dot et le mari est mis en faillite. Fin du premier acte.
Quelques années plus tard, alors que la popularité de Beaumarchais décline, un avocat ambitieux du nom de Nicolas Bergasse relance l’affaire Kornmann pour se forger une célébrité aux dépens de l’écrivain. Il attaque Beaumarchais en complicité d’adultère et, avec le mari trompé, publie de nombreux libelles qui tiennent le public en haleine, alors que de son côté Beaumarchais met son talent dans la rédaction de ses brillants mémoires. Finalement ce dernier est innocenté par arrêt du Parlement du 2 avril 1789.
Après son enquête, Maurice Foulon s’interroge. Bien sûr, il n’écarte pas l’hypothèse d’une succession antérieure à 1782 puisque Beaumarchais a été marié deux fois avant cette date, une première fois en 1756, une seconde fois en 1768. Mais le titre de son chapitre : « Beaumarchais ou Kornmann ? » indique qu’il pense à une fausse attribution de la maison causée par l’association des deux noms. Il ne poursuit pas ses recherches plus avant, et conclut que « c’est là un problème d’histoire qui reste entièrement à résoudre ».
Ce problème d’histoire a été démêlé par les historiens qui ont retrouvé le contrat de mariage de Beaumarchais, aux Archives Nationales. Il ne fait actuellement plus aucun doute qu’une maison située à Pantin est revenue à Beaumarchais par son mariage le 11 avril 1768 avec Genevière Madeleine Wattebled, veuve d’Antoine Angélique Lévêque, décédé le 21 décembre 1767.
Le défunt exerçait les importantes fonctions de garde-magasin général des Menus-Plaisirs. Cette attribution, placée dans les attributions du duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre du Roi, et dirigée par l’intendant Papillon de la Ferté, avait notamment la responsabilité des dépenses concernant la personne du Roi (habits, bijoux, …), des meubles et de l’argenterie des appartements royaux, des spectacles et bals de la cour, ainsi que des événements exceptionnels tels que baptêmes et mariages. Espérant en tirer de riches profits, Lévêque avait servi en 1760 de prête-nom pour la construction d’un Hôtel des Menus-Plaisirs, faubourg Poissonnière. Il y avait investi des sommes énormes. Issu d’une famille de joailliers, lui-même créateur de bijoux et expert en pierreries, il n’hésitait pas à orner les costumes de ses spectacles de pierres précieuses pour éblouir la cour. Piètre administrateur, il allait à la faillite « plus par incapacité que par mauvaise foi d’ailleurs tout simplement parce que ce n’était pas son métier », selon le jugement de Papillon de la Ferté.
A sa mort, il laisse une succession passablement compliquée. Comme l’écrit Maurice Lever, « le défunt ayant pratiquement vidé les caisses en dépenses somptuaires, on l’accuse de malversations et on obligea sa veuve à rembourser. Elle mit donc en vente un important mobilier, tandis que les pierreries et les diamants ayant servi aux décorations de certains spectacles furent attribués au Roi. »[[Maurice Lever. Beaumarchais, Fayard, 1999. Tome 1, p. 309.]].
Echappait toutefois au mariage la partie de la fortune appartenant en propre aux héritiers, déclarée hors succession. Parmi celle-ci se trouvait la maison de Pantin (ou plutôt les maisons de Pantin) qui revenait à la veuve, les autres biens immobiliers aux deux nièces de Lévêque, Marie-Henriette Mignon, femme d’un fabricant de galons d’or, et Anne Nicole Houdon, épouse du successeur de son oncle comme garde-magasin général.
Après le décès de madame de Beaumarchais survenu en novembre 1770, les nièces réclament le partage des biens.
Un acte d’estimation des biens établi en juillet 1772 permet de connaître l’ensemble du patrimoine immobilier de Lévêque à Pantin qui ne comportait pas moins de onze maisons auxquelles s’ajoute la maison de campagne devenue la maison de Beaumarchais.
Il faut rechercher l’origine de ce patrimoine dans le premier mariage de Lévêque avec Marie-Jeanne Blard.
Le patrimoine revendiqué en 1772 par les nièces de Lévêque s’établissait ainsi :
1. Un groupe de sept maisons :
– Maison louée par J.B. Jollins, bourrelier grande rue de Pantin.
– Maison joignante louée par le nommé Bourgeois, charron.
– Maison joignante louée par le sieur Dechard.
– Maison ensuite louée par Petit, vitrier.
– Maison ensuite louée par le sieur Traverse, chirurgien.
– Une autre maison grande rue tenant à l’hôtellerie dit de « l’Ecu de France » tenue et occupée par la veuve Lecomte.
– L’autre maison joignante dont le sieur Verjot, bourgeois.
2. Une maison ensuite, louée à L’Huillier, maçon.
3. Une maison ensuite, et formant triangle avec celle de Nicolas Lureau.
4. Une maison appelée Trianon sise audit Pantin, grande place, vis-à-vis la fontaine publique dont Taffon, menuisier, est locataire.
5. Maison tenant à la précédente en allant vers l’église
Sur la maison de Beaumarchais proprement dite, lisons l’inventaire après le décès d’Antoine Angélique Lévêque :
On mesure d’abord l’importance du jardin par les éléments d’ornementation et les accessoires qui y figurent :
« 48 vases de fonte de fer, 24 vases de terre et plâtre, 13 bustes de plâtre dans leur gaine, 38 tant figures que groupes sur les piédestaux, deux lions et deux sphinx de plâtre, une figure de marbre sur son piédestal, 119 dés de pierre, 10 bancs à dos, 24 sans dos, 24 chaises et fauteuils de bois peints en vert… »
Comme dépendances, on trouve une basse-cour, une orangerie avec « 60 orangers dans leurs caisses, 40 tant grenadiers que lauriers et autres arbustes, 36 vases de faïence remplis de différents petits arbustes », des écuries, des remises avec des chambres de domestiques au-dessus, un fruitier, une petite serre, etc.
S’agissant du grand corps de logis, on trouve au rez-de-chaussée un vestibule donnant sur une galerie. Elle s’ouvre sur une salle ayant une entrée sur la chapelle privée (permission avait été accordée au sieur Lévêque par l’archevêque de Paris d’y faire célébrer la messe). Un petit salon bleu donne sur le cabinet de travail de Lévêque. Le rez-de-chaussée comporte également une salle de billard, une salle à manger, et des pièces à usage domestique.
L’importance du bâtiment se signale par l’existence de deux étages comportant une dizaine de chambres au premier, et au moins treize au second.
Au vu des éléments recueillis, se pose le problème de la localisation exacte de la maison de Beaumarchais. Si l’on examine la répartition des maisons de Pantin sur les cartes du XVIII° siècle, il est impossible de retrouver à proximité de la maison Kornmann la succession des constructions du patrimoine Lévêque. De même, l’importance de la maison de Beaumarchais ne correspond nullement à la description de la maison Kornmann, devenue mairie, avant sa démolition en 1886.
« En façade sur la rue de Parie avec ailes dans la cour. La partie gauche du bâtiment sur rue est élevée d’un rez-de-chaussée au niveau du sol de la rue et d’un étage. Celle de droite est élevée sur le rez-de-chaussée en contrebas du sol d’un premier et d’un deuxième étage. Le tout d’une surface de 251 mètres carrés. L’aile de droite est élevée sur un sous-sol d’un étage carré et d’un étage en mansarde, la surface est de 100 mètres carrés. Enfin l’aile gauche est un hangar couvert d’un appentis, surface 62 mètres. »
Mais si la maison de Beaumarchais n’est pas située au 104 de l’avenue Jean-Lolive, où se trouve-t-elle ?
Une contradiction relevée dans le livre de G. Poisson, Evocation du Grand Paris, introduit une nouvelle hypothèse.
Dans sa présentation historique, il reprend la version traditionnelle en parlant de la maison « qui deviendra par la suite la mairie jusqu’en 1886 », donc le 104 de l’avenue Jean-Lolive (rue de Paris).
Pourtant, quelques pages plus loin, dans la partie réservée aux lieux remarquables de la ville, on lit sous la rubrique « Ancienne mairie. 123 rue de Paris », les renseignements suivants :
« Les bâtiments de l’ancienne folie de Beaumarchais ont été modifiés et dénaturés par des constructions adventices, mais on peut encore reconstituer l’aspect primitif de la cour ». Georges Poisson confirme cette version lorsqu’il passe au 104 rue de Paris : « certains auteurs ont également donné cet emplacement pour celui de la maison de Beaumarchais, dont la localisation au 123 semble plus plausible. »
Les deux hypothèses ont en commun d’accepter la tradition selon laquelle la maison de Beaumarchais aurait servi de mairie. Mais quelle mairie ?
La loi Guizot de 1833 faisait obligation aux municipalités de créer des « maisons communes ». Pour remplir cette obligation, Pantin installe en 1836 à mi-distance des actuelles rues Delizy et Victor-Hugo, une école de garçons, une école de filles, une mairie, une salle de justice, une salle de police, un corps de garde et une buanderie. Cette maison commune figure sur le cadastre de 1840.
Comment trancher entre ces deux versions ? ne faut-il pas une pièce décisive ? Cette pièce a été apportée en partant du recensement réalisé pour les élections communales de l’An IX (1801).
Seuls votent les hommes effectivement résidants dans la commune et non pas les bourgeois parisiens. Dans la portion de rue où nous localisons la maison selon la deuxième hypothèse, on lit le nom de Jean Eloi Geoffroy, jardinier du négociant Moïse Silvera domicilié à Paris.
Or on trouve, chez le notaire de Noisy-le-sec, l’inventaire après le décès de madame Silvera qui nous livre l’acte de vente de la maison achetée par son mari.
L’enquête conduit d’abord à Jean Aubertot, le propriétaire précédent, qui a vendu à Moïse Silvera le 28 ventôse an VII (18 mars 1799) « une grande maison à Pantin, grande rue … ayant son entrée sur ladite rue par une porte cochère, consistant en un corps de bâtiment de maître, sur la droite et sur la gauche en une basse-cour, écurie, remise et logement de jardinier avec pompes et puits ; plus un grand jardin clos de murs contenant six hectares ou environ, et planté d’arbres fruitiers et autres. »
La maison avait passé par plusieurs mains après avoir été vendue par Beaumarchais, chez son notaire Maître Monet, le 13 mars 1784.
Le problème de la localisation de la maison de Beaumarchais peut donc être considéré comme résolu. Son entrée, qui débouchait sur une vaste cour, se situait bien à la hauteur du 123 de l’actuelle avenue Jean-Lolive, et la propriété s’étendait au nord jusqu’à la rue Victor-Hugo sur le terrain aujourd’hui occupé par le lycée technique Simone-Veil.
Que sait-on des séjours de Beaumarchais à Pantin ?
Le seul passage marquant de l’écrivain à Pantin relevé par les biographes résulte du contentieux qui l’opposait au comte de La Blache, légataire universel de l’ami et protecteur de Beaumarchais, Pâris-Duverney, qui refusait de lui reconnaître une créance de 15000 francs sur la succession. En avril 1771, La Blache ayant gagné le procès que Beaumarchais avait intenté contre lui, fait saisir la maison de Pantin. Ce dernier, furieux, entreprend une expédition punitive contre le sieur Broutier à qui était confié la garde de la maison.
« Le 18 mai 1773, ce Broutier porta plainte à la police contre les mauvais traitements que lui avait fait subir Beaumarchais lors d’une visite intempestive, et dénonce son attitude inhumaine. Ne lui avait-il pas enjoint de se coucher sous une remise sur une botte de paille, comme un chien ? Et cela précisément en compagnie d’un chien « d’une grosseur énorme qu’on ne lâche que la nuit pour la sûreté de la maison »
Sources manuscrites :
Archives nationales
– ET/LIII/429 Inventaire après décès de Lévêque, 29 décembre 1767.
– Z/1j/961 13 et 20 juillet 1772 Estimations de maisons et de pièces de terres de la succession Lévêque (avec des plans).
– ET/CIX/895 28 ventôse an VII. Vente Aubertot à Silvera.
– Y 11089 (18 mai 1773). Plainte de Broutier contre Beaumarchais.
M. Caroff