1) Roustchouk (1905-1911)
Roustchouk, ville bulgare sur le cours inférieur du Danube ; ville frontière puisqu’en face sur la rive gauche, commence la Roumanie. C’est dans cette cité très cosmopolite que naît en 1905 le futur prix Nobel de littérature Élias Canetti. La ville est une mosaïque de communautés et le jeune Élias fait partie de celle des juifs sépharades espagnols –ce dont sa mère est très fière- chassés d’Espagne au temps de la « Reconquista ». Ses parents parlent l’Espagnol avec leurs enfants mais continuent à parler l’Allemand entre eux.[[Ses parents avaient fait leurs études à Vienne, où ils s’étaient connus.]]
Beaucoup de choses aussi rappelaient la Turquie, ses grands-parents étant originaires d’Édirne –qu’ils appelaient Andrinople- et le grand-père adorait chanter des chansons turques. Dans ce milieu très religieux, les fêtes comme Pessah (Pâque) ou le Sader tenaient une grande place et le jeune Élias fut marqué par son grand-père lisant la Haggadah.[[La Haggadah ou l’histoire de l’exode des juifs d’Égypte, d’autant plus symptomatique qu’eux aussi étaient des exilés chassés d’Espagne par Ferdinand et Isabelle la catholique. (NDLR)]] Les temps insouciants allaient bientôt se terminer en 1911, année de naissance de son frère George, quand son père trouva une opportunité à Manchester en Angleterre.
2) Manchester (1911-1913)
Peu de temps après leur installation à Burton road, son père mourut subitement. Le jeune Élias soutint comme il put sa mère reclue de chagrin, et ils déménagèrent alors chez son frère aîné dans une grande maison sur Palatine road. Vint pour lui le temps de la lecture –il fut toujours un très gros lecteur- des histoires qu’il se racontait, laissant vagabonder son imagination sur le papier peint de sa chambre, et l’école de miss Lancashire sur Barlowmore road. Très vite, il s’exprima en Anglais avec facilité, abandonnant l’Espagnol, sa langue natale.
Avant de partir pour Vienne où ils devaient s’installer bientôt, ils passèrent l’été en Suisse à Lausanne et à Ouchy où Élias aima beaucoup le lac, les voiliers qui le longeaient et les montagnes qui s’y miraient. Son initiation à l’Allemand –qui devait devenir son mode d’expression essentiel- fut l’œuvre de sa mère qui affectionnait cette langue qui, de plus, lui rappelait son défunt mari.
3) Vienne (1913-1916)
À Vienne, ils s’installèrent dans le quartier du Schüttel près du Wurstelprater, au n°5 de la Josef-Gall-Grasse. Il parlait désormais quatre langues, l’Anglais et l’Allemand couramment, le Français qu’il apprenait à l’école et l’Espagnol sa langue natale. Avec sa mère, il allait au Burgtheater dont elle raffolait et parlaient presque chaque jour de littérature. Mais ils furent vite rattrapés par la guerre et nul ne s’avisa plus de parler anglais en public.
Pendant l’été 1915, ils retournèrent visiter la famille à Roustchouk puis séjournèrent à Varna sur la mer noire. La guerre touchait encore peu la ville de Vienne. Élias entra normalement au lycée près de Sophienbrüke. Il lui suffisait pour s’y rendre de longer la Prinzenallee. Malgré ces temps de guerre, ils partirent en Bavière à Reichenhall avec sa mère qui avait des problèmes de santé et firent des excursions à Nonn, au Köninsee et jusqu’à Berchtesgaden. Sa mère voulait partir habiter en Suisse à Zurich. Les deux frères d’Élias y résidaient déjà et, passant par Munich et Lindau, ils rejoignirent Zurich.
4) Zurich-Scheuchzerstrasse (1916-1919)
Ils s’installèrent dans deux chambres au 68 de la Scheuchzerstrasse au deuxième étage dans un immeuble en location, puis déménagèrent trois mois plus tard au n°73 dans un appartement plus grand. A partir du printemps 1917, il fréquenta l’école cantonale de la Rämistrasse et discutait beaucoup littérature avec sa mère qui lui avait fait découvrir Charles Dickens qu’il dévorait ou Walter Scott qu’il ne prisait guère. Ils allaient aussi souvent à la grande librairie Roscher sur le quai de la Limmat et s’abonnèrent au cercle de lecture Hottingen.
Ses professeurs étaient « les premiers représentants de ce qui m’apparaîtra plus tard comme la substance même du monde. »[[Et il ajoute « Réaliser l’osmose entre individus et types –des personnages- c’est précisément l’une des tâches majeures du poète. »]] Ils passaient l’été à Kandersteg et à Seelisberg dans un hôtel perché au-dessus de l’Urnersee et descendaient par la forêt jusqu’à Rütliwiese, cueillir des cyclamens dont sa mère aimait tant le parfum.
5) Zurich-Tiefenbrunnen (1919-1921)
Peu de temps après la fin de la guerre, Elias Canetti se retrouva dans la banlieue de Zurich, à Tiefenbrunnen dans la villa-pension Yalta située dans la Seefeldstrasse, tout près du lac, avec un grand verger derrière la maison. La famille est pour quelque deux années séparée, sa mère malade vivant au Waldsanatorium à Arosa et ses deux frères en pension à Lausanne.[[Sa mère avait été victime fin 1918 de la terrible grippe espagnole qui avait sévi dans toute l’Europe et, affaiblie par la maladie, avait contractée peu de temps après la tuberculose.]]
Pour rejoindre son lycée, il fut alors obligé de prendre le train jusqu’à la station de Stadelhofen, remontant ensuite la Rämistrasse. Souvent, il rentrait à pieds avec un camarade de classe, Hans Wehrli, par la Zollikerstrasse. Ils allaient souvent se promener en barque jusqu’à Kilchberg sur la rive opposée. Il allait aussi une fois par semaine rendre visite à sa grand-mère Arditti et sa tante Ernestine, la sœur aînée de sa mère, qui habitaient aussi Zurich.
La formation qu’il reçoit procède aussi d’une école de la vie, la réduction des préjugés de son éducation par une ouverture au monde. La richesse du genre humain –aussi bien dans sa grandeur que dans sa fragilité- il la découvre dans ses professeurs qui sont autant de personnages qu’il côtoie dans son quotidien, un kaléidoscope des faces de l’humanité qui nourrira son univers romanesque.
L’été, il part faire des excursions dans les vallées des Grisons. Dans le Domleschg, il grimpe jusqu’au sommet du Heinzenberg, « la plus belle montagne d’Europe, selon le duc de Rohan » précise-t-il, ou va visiter le château de Rietberg juste à côté. Mais il a un faible pour le Valais et, dès l’été 1920, il revint à Kandersteg avec sa mère. Ils parcourent le Lötschental, descendant à Goppenstein pour suivre la vallée de Ferden jusqu’à Blatten, le village le plus reculé.
Sa mère n’aimait guère la vie qu’il mène à Zurich, trop protégée, trop tournée vers les livres et le romanesque. Elle voudrait le placer face aux réalités d’alors, dans l’Allemagne à la dérive de 1920, et effectivement, l’année suivante, Élias Canetti dut partir poursuivre ses études en Allemagne, une nouvelle vie s’ouvrait devant lui, fort différente où, écrit-il, « je ne naquis qu’après avoir été chassé du paradis. »
Christian Broussas – octobre 2012 (christian.broussas at orange.fr)
Bibliographie
– Autobiographie (1971-1977) et 2003 :
Tome I : La Langue sauvée – Histoire d’une jeunesse 1905-1921 (1977)
Tome II : Le Flambeau dans l’oreille – Histoire d’une vie 1921-1931 (1980)
Tome III : Jeux de regards – Histoire d’une vie 1931-1937 (1985)
Tome IV : Les Années anglaises (2003)
– 1935 : Auto-da-fé (1949, titré aussi La Tour de Babel), Die Blendung
– 1960 : Masse et Puissance, Masse und Macht, essai, ISBN 2070705072