En 1943-1944, on se demande qui a écrit Le Silence de la mer. Gide, Malraux ? Trop bien écrit pour Malraux, dit Aragon. Le mystère ne sera levé qu’à la Libération. Jean Bruller, qui avait décidé de garder le silence pendant l’Occupation, n’a pu résister à l’écriture et a fondé les Editions de Minuit avec Pierre de Lescure.
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Eté 1941, angle du boulevard Raspail et de la rue de Sèvres, près de la station de métro Sèvres-Babylone. Au cours d’une discussion, le critique collaborateur André Thérive remet à Jean Bruller Jardins et routes, écrit par le capitaine Ernst Jünger. Bruller se plonge dans le récit de Jünger qui respire l’amour de la France et des Français. Si cet Allemand est sincère, se dit Bruller, cela ne doit pas pour autant rendre les occupants aimables aux yeux des Français. L’idée du Silence de la mer est née. Bruller écrit sa nouvelle dans les semaines qui suivent. Il rompt le silence qu’il s’était imposé au début de l’Occupation, comme il avait mis au rencard son pacifisme en visitant l’Allemagne d’Hitler en 1938.
Le Silence de la mer aurait pu paraître dans la revue communiste La Pensée libre, mais celle-ci vient d’être démantelée par les Allemands. Elle allait bientôt renaître dans Les Lettres françaises.
Bruller crée donc les Éditions de Minuit avec Pierre de Lescure pour éditer Le Silence de la mer et, prévoient-ils, d’autres futurs ouvrages conçus par d’autres. Ils se connaissent depuis 1926 et Lescure a poussé Bruller dans la Résistance active. Leur nouvelle maison d’édition, plus neutre politiquement que l’ex Pensée libre, pourra éditer un éventail plus large d’auteurs, qu’ils soient gaullistes ou communistes : 25 titres publiés entre 1942 et 1944.
Le Silence de la mer est imprimé dans un petit atelier du boulevard de l’Hôpital qui ne peut réaliser que huit pages à la fois. 350 exemplaires sont prêts en février 1942. Bruller suit la fabrication. Jusqu’à la guerre, il a édité lui-même ses recueils d’illustrations.
Par Debû-Bridel, que connaît Lescure, Bruller (devenu « Vercors ») informe Jean Paulhan aux éditions Gallimard qu’un éditeur clandestin est né. Par sécurité, Bruller ne rencontrera jamais Paulhan sous l’Occupation (Paulhan a d’ailleurs du mal à cacher, lorsqu’il la connaît, la véritable identité d’auteurs édités dans la clandestinité. D’où la prudence de Vercors qui ne confie même pas à sa femme qu’il est l’auteur du Silence de la mer).
Paulhan fait passer l’information à des auteurs « sûrs » qui seront bientôt publiés par les Éditions de Minuit, parfois à mille ou deux milles exemplaires : Mauriac, Cassou, Aragon et Triolet, Guéhenno, Chamson, Édith Thomas, Benda… À la déception de Vercors, Sartre n’enverra jamais de manuscrit.
Pour échapper à la police, Lescure rejoint le maquis du Jura en 1942. Eluard lui succède à la tête du comité de lecture. Bientôt le libraire Lucien Scheler s’investit également dans des tâches éditoriales.
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Vercors est né en 1902 à Paris.
Il est étudiant à l’atelier de la Grande-Chaumière à Montparnasse en 1926 puis devient dessinateur humoristique et illustrateur. Il collabore dans les années trente à différents journaux de gauche, dont Vendredi.
Il habite Villiers-sur-Morin entre 1931 et 1948, 31 bis rue du Touarte. Pendant la guerre, il vient chaque semaine à Paris. À Villiers, il est menuisier le jour et écrivain la nuit.
À partir de 1948, il vit dans un moulin (le « Moulin des Iles ») à Saint-Augustin, près de Faremoutiers, puis à Paris dans l’immeuble qu’avait fait construire son père au 39 avenue René Coty, au coin de la rue Bruller, puis dans une ancienne imprimerie au 58 quai des Orfèvres.
Il rompt avec le parti communiste en 1956 après l’invasion de la Hongrie et s’oppose un peu plus tard à la guerre en Algérie.
Petite bibliographie
Balade sur les pas des écrivains en Seine-et-Marne. Éditions Alexandrines.