Richard CANAL

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Gorée

Il est une île sous les tropiques, une île hors le temps, suspendue entre ciel et eau, une île ocre et rose qui s’endort chaque soir sous les alizés en essayant d’oublier les pleurs d’enfants qui hantent ses nuits. Il est vrai que ses ruelles de sable se creusent, que le toit de ses maisons s’effondre, que les arbres, ainsi qu’à Angkor, s’enracinent dans ses murs jaunis par l’humidité. S’il ne s’agissait que de ces atteintes, elle survivrait. Comme elle a survécu aux drames de son histoire. Mais le mal qui la ronge est plus insidieux.

Laissez-moi vous conter cette île. Les matins y sont de porcelaine. Sous les porches, des jeunes filles couvertes d’or nouent des tresses aux cheveux de leur petite sœur. Les brebis, les yeux clos, se sont réfugiées au pied des façades pastel pour protéger de leurs corps alanguis la fraîcheur de la nuit. L’église et la mosquée, dressées côte à côte, regardent en paix le soleil escalader le ciel. Une fois midi passé, la canicule nimbe les êtres et les choses d’un halo couleur bronze. C’est l’heure où les peintres illuminés, du haut des fortins en ruines transformés en ateliers, scrutent l’Atlantique qui bouillonne trente mètre plus bas, attendant la vague ultime qui viendra leur lécher les orteils. L’heure où les sculpteurs, à l’ombre de leur passé, feuillettent des albums de photos fanées qui les montrent au faîte de la gloire, sur la Place Rouge, trente ans plus tôt. C’est l’heure manquée, l’heure des regrets, l’heure où les flots se teintent de lait caillé pour apaiser les esprits des esclaves morts aux portes de l’Afrique. Canal-2.jpg

Quand le soir se pose sur la grève de basalte, que les réverbères s’allument, une fois que les chaloupes ont emporté les derniers touristes, l’île se nimbe d’amour et de silence. Les concessions des signares retrouvent leur dignité, ses enfants, leurs racines. Avec un peu de chance, un tanker géant de la Texaco, bardé de lumières, passera à quelques encablures de la jetée, tel un songe fellinien, et vous croirez entendre les échos d’une fête lointaine, des rires, le tintement du cristal. Pour peu que vous ayez décidé d’y passer la nuit, les étoiles veilleront sur votre sommeil. Un conseil, n’ouvrez pas les volets de votre chambre : une dame blanche hante les ruelles éclairées par la lune. Un cinéaste innocent la poursuit de ses assiduités, persuadé de la convaincre d’impressionner sa pellicule par la grâce d’un saxo et d’un air de jazz.

Le nom de cette île est Gorée. Elle flotte au large de Dakar. Si vous la connaissez, vous savez qu’aujourd’hui, elle se laisse couler peu à peu, naufragée par le sexe et l’argent. Parce que tous les personnages de mes romans y sont passés un jour, parce qu’ils lui doivent une grande partie de leur humanité, cette nostalgie secrète qui les étreint quand le monde les blesse, j’aurais aimé vous dire ce que cette île m’a apporté, ce qu’elle représente pour moi. Hélas, mille fois hélas, je sais que je n’aurai pas assez de mots, pas assez d’images pour la sauver. Alors, aidez-moi à penser à elle quelques fois.
Jamais île n’aura autant mérité de vivre en paix.

Richard CANAL pour Terres d’écrivains, 1999.