2e balade littéraire sur les pas de Dreyfus et Zola à Paris

(Suite de 435).

L’affaire Dreyfus débute en octobre 1894 avec l’arrestation de Dreyfus et s’achève en 1906 avec sa réhabilitation, que ne verra pas Zola puisqu’il décède en 1902.

Acte 1 : 1894-1895, la condamnation de Dreyfus

Un « bordereau » est donc récupéré en septembre 1894 à l’ambassade d’Allemagne par Marie Bastian, une femme de ménage qui travaille pour la Section de statistiques[[Au long de sa carrière, elle permet l’arrestation d’une trentaine d’espions travaillant pour l’Allemagne ! Au sein du Service de renseignement, seul Henry connaît alors son identité. Ils se rencontrent le soir dans l’église Sainte-Clotilde. Henry trie ce qu’elle lui transmet et remet à son collègue Lauth ce qui est écrit en langue étrangère. Lorsque Picquart prend la tête du service début 1896, il demande à recevoir en premier les documents récupérés par Marie Bastian, mais Henry ne change rien au circuit.]]. Elle vide chaque soir la poubelle de Schwartzkoppen et transmet les contenus intéressants au commandant Henry (en fait, mais c’est un détail, le bordereau semble avoir été tiré directement du casier de Schwartzkoppen dans la loge du concierge de l’ambassade, sans que l’attaché militaire n’en ait donc pris connaissance ; il est en effet probable qu’un attaché militaire archiverait ou transmettrait rapidement à son propre état-major un tel document, plutôt que le transformer en morceaux).

Un document incriminant « ce canaille de D. », adressé par Schwartzkoppen à Panizzardi, avait déjà été récupéré auparavant (selon toute vraisemblance, il date de 1892 et concerne un espion travaillant au service cartographique de l’armée, nommé ou surnommé Dubois. Mais pour l’état-major plus tard, cette initiale désigne clairement Dreyfus).

Ce bordereau de septembre est adressé à Schwarzkoppen et contient des informations concernant la Défense nationale. Il aurait été transmis à Henry début septembre, et Henry ne le transmet à ses supérieurs qu’à la fin du mois (et qui plus est, sans reconnaître l’écriture de son ami Esterhazy ; déjà, les mystères s’accumulent). Les premiers éléments de l’enquête dirigent les soupçons vers le capitaine Dreyfus à partir du 6 octobre. Ce dernier est convoqué au ministère le 15 octobre et enfermé à la prison du Cherche-Midi l’après-midi même (une cellule lui avait déjà été réservée !). Le Commandant du Paty de Clam, qui mène l’enquête, estime le 29 octobre qu’aucune preuve certaine ne montre la culpabilité de Dreyfus. Les expertises graphologiques sont en effet contradictoires, même si une analyse menée par le célèbre Alphonse Bertillon (antisémite) a affirmé le 13 octobre que l’écriture de Dreyfus était celle du bordereau[[Bertillon est meilleur anthropométreur que graphologue et ses différentes théories sur le bordereau – et plus tard le « petit bleu » – provoqueront des éclats de rire dans les rangs de l’armée comme chez les dreyfusards.]]. Du Paty conseille d’arrêter les poursuites contre Dreyfus. Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, souhaite lui aussi étouffer l’affaire – il serait gêné de devoir expliquer publiquement comment les services français se sont procurés le « bordereau » à l’ambassade d’Allemagne.

La Libre parole et d’autres journaux auraient dû être jugés dans l’affaire Dreyfus. L’Éclair annonce dès le 31 octobre l’arrestation d’un officier. La Patrie précise aussitôt que l’officier est israélite et rattaché au ministère de la guerre. Le Soir du 31 octobre (daté du 1er novembre) révèle le nom de Dreyfus. Renseignée directement par Henry (elle le sera bientôt par Esterhazy), La Libre parole (dont l’antisémitisme est le fonds de commerce depuis sa création en 1892) titre le 1er novembre Haute trahison. Arrestation de l’officier juif A. Dreyfus. D’autres journaux (Le Matin, La Croix, L’Intransigeant, L’Écho de Paris, etc.), emportés par la course au « scoop », reprennent aussitôt ces propos.

Le général Mercier et l’état-major ne peuvent plus reculer, sous peine d’être accusés d’être « vendus aux Juifs ». Pour enfoncer le clou, Mercier fait constituer par la Section de statistique un « dossier secret » (ce n’est que le premier !) contre Dreyfus.

Celui-ci est jugé à huis clos entre le 19 et le 22 décembre. Le commandant Henry témoigne contre lui. Le « dossier secret » est remis au dernier moment aux juges. La défense n’y a pas accès ; il ne peut soi disant pas être divulgué, au risque d’une guerre avec l’Allemagne (alors que l’ambassadeur d’Allemagne, qui sait Dreyfus innocent, a demandé officiellement que le procès soit public).

Dreyfus est condamné à la déportation à vie. Quelques semaines plus tard, il embarque à bord du Ville de Saint-Nazaire, destination l’Ile du Diable en Guyane française. L’attendent une minuscule cabane et un jardin qui n’est guère plus vaste. Le ministre refuse que sa femme le rejoigne.

Acte 2 : 1896, les premiers doutes.

Retournement de situation un an plus tard : en mars 1896, un agent de la Section de statistiques récupère in extremis dans un bureau de poste un courrier (le « petit bleu » – c’est-à-dire un télégramme non encore envoyé) adressé par Schwartzkoppen au commandant Esterhazy, 27 rue de la Bienfaisance[[Une autre version est que Schwartzkoppen, renonçant au dernier moment à l’envoyer, l’aurait déchiré et jeté dans sa corbeille.]]. Étonnante imprudence des Allemands, qui se savent pourtant espionnés ! Schwartzkoppen y exprime par écrit le souhait de rompre les relations avec Esterhazy, qu’il trouve peu performant comme espion. Le lieutenant-colonel Picquart vient d’accéder au poste de chef de la Section de statistiques en remplacement du colonel Sandherr, atteint d’une paralysie progressive et qui décède en 1897. Le document arrive directement entre ses mains à un moment où Henry, qui réceptionne et trie habituellement ce genre de documents, s’est absenté de Paris pour des raisons familiales. Picquart est intrigué que les services allemands communiquent ainsi avec un officier français. Grande est sa surprise lorsqu’il constate que l’écriture d’Esterhazy ressemble à celle du bordereau de 1894 ! Picquart consulte le « dossier secret » de décembre 1894 et y trouve surtout… du vide.

Le général Gonse et le général de Boisdeffre, ses chefs, refusent bien sûr de le suivre. En octobre 1896, Picquart est éloigné de Paris (envoyé dans l’Est de la France, puis en Tunisie en janvier 1897, il sera de retour à Paris en novembre). Gonse – sans doute sur le conseil de Henry, qui succède à Picquart à la tête de la Section de statistique en janvier 1897 – lui a accordé une promotion, que Picquart a acceptée tout en étant conscient qu’on chercher à le faire taire. Entre-temps, L’Éclair a évoqué le « dossier secret » dans un article le 14 septembre. Son objectif était de nuire à Dreyfus. Cette révélation met au contraire en évidence l’irrégularité du procès.

Mme Dreyfus demande aux députés que celui-ci soit révisé pour illégalité dans la procédure.

Henry, ne craignant pas d’en rajouter dans les faux, adresse le 2 novembre 1896 à ses supérieurs un document soi disant trouvé à l’ambassade d’Allemagne – qu’il a en réalité forgé lui-même -, signé par Panizzardi et accusant nommément Dreyfus[[C’est le « faux Henry ».]]. Le Journal publie par ailleurs le document mentionnant « ce canaille de D », transmis par Henry. Bernard Lazare fait paraître le 6 novembre à Bruxelles un texte intitulé Une erreur judiciaire : la vérité sur l’affaire Dreyfus. Le Matin reproduit à son tour, le 10 novembre, le « bordereau » que son directeur Bunau-Varilla tient d’un des experts au procès. L’Affaire sort de l’ombre. Lorsqu’il voit le fac-similé du bordereau, un banquier nommé de Castro reconnaît dans cette écriture celle d’un client, Esterhazy. Il en informe Mathieu Dreyfus qui commande des expertises. À la lecture du Matin, une autre personne est très surprise de reconnaître l’écriture d’Esterhazy : Schwartzkoppen.

De son côté, Zola, qui a délaissé le journalisme depuis 1881, reprend la plume en décembre 1896 pour Le Figaro, dénonçant l’antisémitisme ambiant. Lazare le rencontre fin 1896, mais Zola n’a pas encore d’idée ni de position affirmée sur la condamnation de Dreyfus.

Acte 3 : Zola aux côtés des dreyfusards.

En juin 1897, Picquart est de passage à Paris depuis son exil tunisien. Il est inquiet car une maladresse épistolaire de Henry lui fait croire que l’état-major est monté contre lui (Picquart). Sous le sceau du secret, il fait part de sa conviction de l’innocence de Dreyfus à un ami, l’avocat Leblois. Leblois le répète – dans les mêmes conditions – à Scheurer-Kestner, sénateur (protestant) et vice-président du Sénat. Ce dernier ne rend pas publiques ces confidences mais est décidé à mener campagne pour la révision du procès. Il ne peut que confirmer à Mathieu Dreyfus, qui lui transmet les résultats d’expertises d’écriture, qu’Esterhazy est bien mêlé à l’affaire. Zola est convié le 13 novembre à une réunion chez Scheurer-Kestner pour organiser une campagne via Le Figaro. Ce dernier demande la révision du procès dans une lettre ouverte publiée le 14 novembre par Le Temps. Le 16, Mathieu Dreyfus révèle dans Le Figaro qu’Esterhazy est l’auteur du bordereau. Zola y publie le 25 un premier article intitulé M. Scheurer-Kestner. Il y écrit aussi Le Syndicat[[Les antidreyfusards accusent leurs opposants d’être manipulés par un « syndicat » juif qui complote contre la France.]] le 1er décembre et Procès-verbal le 5. Une campagne de désabonnements le pousse à interrompre sa collaboration.

De leur côté, l’état-major et Henry composent de nouvelles pièces fausses (de fausses lettres de Dreyfus à Guillaume II, la photographie d’un faux document portant des notes de celui-ci…). Se méfiant d’Esterhazy, ils lui proposent un marché[[L’armée s’achèterait les bons services d’un homme qui s’est vendu contre elle ? Nous verrons que la thèse de Jean Doise répond à cette question.]]. Du Paty de Clam, Henry et un autre officier rencontrent Esterhazy au parc Montsouris le 23 octobre 1897. Une seconde entrevue secrète a lieu près du pont Alexandre III quelques jours après, entre Esterhazy et une mystérieuse « femme voilée ». On garantit à Esterhazy, s’il obéit, la couverture de l’état-major. Du Paty dicte à Esterhazy un faux document du ministère de la Guerre, qui accable encore une fois Dreyfus. Par les bons soins d’Esterhazy et de Henry, tout cela est transmis à la presse.

Les 10 et 11 janvier 1898, Esterhazy est jugé à huis clos et immédiatement innocenté. Sa condamnation aurait signifié la révision du procès de Dreyfus. Picquart est accusé le même jour d’avoir forgé le « petit bleu » et enfermé au Mont-Valérien, condamné le 13 à soixante jours de forteresse.

Acte 4 : 13 janvier 1898, J’Accuse et les deux procès de Zola

Le 13 janvier, alors que le moral des troupes dreyfusardes est au plus bas, Zola publie J’Accuse dans L’Aurore. Les voix légales semblant épuisées, il ose la provocation. Il s’adresse à Félix Faure, président de la République opposé à la révision. Son intention est d’être accusé de diffamation, afin qu’un procès enfin public juge l’affaire Dreyfus sur le fond. Il obtient gain de cause, sauf que les charges retenues contre lui ne concernent que ses accusations visant le Conseil de guerre qui a innocenté Esterhazy. Ainsi, l’affaire Dreyfus ne doit pas être abordée au procès Zola qui se déroule du 7 au 23 février au Palais de justice (la défense n’est pas autorisée à le faire, mais l’accusation ne s’en prive pas, produisant entre autre le « faux Henry »). Zola est condamné ; Barrès exulte ; le Conseil de l’Ordre des avocats interdit à Leblois d’exercer pendant six mois ; une procédure de réforme est entamée contre Picquart. Un duel oppose Georges Clemenceau à Drumont, et un autre Picquart à Henry (qui est blessé). Mais Picquart refuse la provocation d’Esterhazy, car il veut laisser ce coupable à la justice.

Zola s’est pourvu pour vice de forme devant la cour de cassation, qui annule le 2 avril l’arrêt de la cour d’assise, sur le fait que c’est le Conseil de guerre et non le ministre qui devait l’assigner en justice. Un second procès débute le 23 mai à Versailles. Sur le conseil des avocats Labori et Albert Clemenceau, Zola s’exile à Londres avant la fin des audiences, afin, espère-t-il, que le jugement par contumace lui permette de demander d’être jugé à nouveau.

Il est condamné une seconde fois, le 18 juillet, à un an de prison et trois mille francs d’amende. Il est suspendu le 26 de l’ordre de la Légion d’honneur.

Acte 5 : de la découverte du « faux Henry » en août 1898 à la réhabilitation

J’Accuse, le procès et la condamnation de Zola déclenchent la politisation de l’Affaire – les socialistes reniant peu après l’antisémitisme – et la fracture de la société en deux parti(e)s : les dreyfusards, convaincus de l’irrégularité du procès de 1894 et/ou de l’innocence du capitaine, et les antidreyfusards, convaincus du contraire.

Le nouveau ministre des armées, Godefroy Cavaignac, veut clore définitivement l’Affaire. Il prononce un discours à la Chambre le 7 juillet 1898 débutant par Oui, Dreyfus est coupable ! et donnant lecture du « faux Henry ». Picquart, pour avoir proposé au président du Conseil le 8 juillet (Le Temps en fait écho le 9) de démontrer que le « faux Henry » était un faux, retourne en prison pour onze mois. L’état-major prend enfin conscience que cette pièce est un montage lorsqu’un officier (Cuignet) la replace dans son dossier le 13 août. Interrogé le 30, Henry se suicide le 31. Le 3 septembre, Cavaignac démissionne et le gouvernement est entraîné dans sa chute. C’est à ce moment, encore plus qu’au lendemain de J’Accuse, qu’une partie de l’opinion commence vraiment à douter de la culpabilité de Dreyfus.

La Cour de Cassation accepte en octobre 1898 de recevoir la demande de révision du procès de décembre 1894. Le 3 juin 1899, elle déclare la révision possible. Zola regagne la France le 5.

Un nouveau procès de Dreyfus a lieu au Conseil de guerre de Rennes en août et septembre 1899. C’est la « révision » tant demandée. Labori, qui défend Dreyfus pendant les premiers jours, reçoit une balle dans le dos le 14 août. Contre toute attente, Dreyfus est reconnu coupable, avec « circonstances atténuantes »[[Obtenues grâce au colonel Jouaust, qui préside le conseil de guerre et est convaincu de l’innocence de Dreyfus.]], et condamné à dix ans de prison. L’incohérence de ce jugement est balayée le 19 septembre par la grâce présidentielle accordée par Émile Loubet, poussé en coulisse par le président du Conseil, Waldeck-Rousseau. Dreyfus est libre.

Une amnistie vise en 1900 tous les faits liés à l’Affaire, dont la condamnation de Zola. Trois ans plus tard, Dreyfus obtient la révision du procès de Rennes, qui est cassé en juillet 1906. Il est ainsi réhabilité, puis réintégré dans l’armée comme chef d’escadron. Picquart est nommé général de brigade et, en 1906, ministre de la Guerre dans le cabinet de Clemenceau (il décède d’une chute de cheval en 1914 à soixante ans). Ceux qui ont été accusés de vouloir déshonorer l’état-major en ont pris la tête, et Clemenceau mènera en 1918 l’armée française à la victoire.

Zola est transféré au Panthéon en 1908.

L’affaire Dreyfus produit directement ou indirectement une réorganisation des services secrets, une mainmise plus forte du pouvoir politique sur le fonctionnement de l’armée, la naissance de la Ligue des droits de l’homme en février 1898 et celle de l’Action française en 1899, ainsi que la scission entre l’Église et État en 1901, elle-même fruit de la rupture, au sein des républicains modérés, entre ceux de gauche, qui s’allient aux radicaux et aux socialistes et prennent le pouvoir sous le nom de « Bloc des gauches », et les autres.


DE L’ÉCOLE MILITAIRE AU PALAIS DE JUSTICE

Cette balade pourrait s’intituler « de l’humiliation à la réhabilitation », puisqu’elle nous mène de l’École militaire, où Dreyfus est dégradé publiquement le 5 janvier 1895, au Palais de justice, dont la Cour de cassation casse en juin 1899 le jugement de décembre 1894, et en juillet 1906 le jugement de Rennes de septembre 1899.

1) Dreyfus est dégradé publiquement le 5 janvier 1895 dans la cour Morland de l’École militaire. Puis il est conduit au Dépôt de la Préfecture de police et à la prison de la Santé. Il est ensuite incarcéré à l’île de Ré, avant de partir, le 21 février, pour l’île du Diable. Onze ans plus tard, les insignes de chevalier de la Légion d’honneur lui sont remis le 21 juillet 1906 ici même, quelques jours après sa réhabilitation. Une plaque en sa mémoire figure depuis le 2 février 1998 dans la cour, portant ces mots : Hommage à Alfred Dreyfus (1859-1935). Dans cette enceinte, le 5 janvier 1895, le capitaine Alfred Dreyfus était dégradé pour un crime de haute trahison qu’il n’avait pas commis. Dans ce lieu, le 21 juillet 1906, après avoir été réintégré dans l’armée et promu au grade supérieur, le chef d’escadron Alfred Dreyfus était fait chevalier de la légion d’honneur. « La vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera. » Émile Zola. C’est également à l’École militaire – dans son manège – que Henry et Picquart s’affrontent en duel après le premier procès Zola.

2) La Chambre des députés (126 rue de l’Université ou 33 quai d’Orsay) est le théâtre de quelques rebondissements liés à l’Affaire. Le 22 janvier 1898, Jaurès, remué par le J’Accuse, poussé par Péguy et les jeunes socialistes, adopte enfin une position claire devant les députés. Il pousse les socialistes à choisir le camp dreyfusard. Il témoigne quelques jours plus tard en faveur de Zola. Dans le camp opposé, Drumont est élu député en Algérie aux élections de mai 1898. Pour la première fois, un groupe parlementaire antisémite est créé à l’assemblée. Enfin, c’est ici que le nouveau ministre de la Guerre, Cavaignac, prononce son discours inconscient du 7 juillet 1898, présentant des documents qui veulent prouver définitivement la culpabilité de Dreyfus et qui – mais il l’ignore – ne sont que des faux.

3) Le ministère de la Guerre se trouve 231 boulevard Saint Germain. C’est là que Dreyfus effectue des stages à l’état-major de l’armée : au 1er bureau de janvier à juillet 1893, puis au 4e jusqu’à janvier 1894, puis au 2e jusqu’à juillet 1894 et enfin au 3e de juillet à octobre 1894. C’est aussi au ministère de la Guerre que Dreyfus est convoqué le matin du 15 octobre 1894. Il est introduit dans le bureau du général de Boisdeffre, où le commandant du Paty de Clam (cousin de Boisdeffre et se prétendant compétent en graphologie) lui fait subir un étrange exercice d’écriture afin de comparer son écriture avec celle du « bordereau » découvert en septembre.

4) Le 31 rue de Bellechasse est la résidence d’Alphonse Daudet entre 1885 et mi-août 1897. Il décède le 16 décembre 41 rue de l’Université. Ses funérailles le 20 donnent lieu à un surprenant spectacle : derrière le corbillard qui avance vers le cimetière du Père-Lachaise, deux amis de Daudet séparés par la haine : Édouard Drumont et Émile Zola.

5) À l’époque de l’Affaire, l’ambassade d’Allemagne est hébergée dans l’hôtel Beauharnais, 78 rue de Lille. Malgré les consignes de l’ambassadeur, Münster, qui désire réduire les activités d’espionnage suite à quelques remous diplomatiques, Schwartzkoppen répond positivement – et sans en informer son ambassadeur – à l’offre d’Esterhazy de lui transmettre des documents secrets. L’ambassade est chauffée de façon moderne, ce qui explique l’absence de poêles dans les bureaux, et le fait qu’un document confidentiel comme le « bordereau » atterrit dans une corbeille et non au milieu des flammes.

78 rue de Lille.
78 rue de Lille.

6) Anatole France habite 9 quai Voltaire entre 1853 et 1866. Sa maison natale (1844) se trouve 19 quai Malaquais. Sa famille vit au 1er étage du n°15 du quai Malaquais entre 1844 et 1853, parfois dans la gêne. En 1898, il signe une pétition en faveur de Dreyfus. Ami de Barrès et de Maurras, rien ne le désigne comme devant être le seul académicien (il l’est depuis 1896) du camp dreyfusard. Lorsqu’il commence en 1895 le cycle romanesque de l’Histoire contemporaine, il fait de Worms-Clavelin, son préfet juif, un être moyennement sympathique. Dans L’Anneau d’améthyste et Monsieur Bergeret à Paris, les deux derniers opus de la fresque, M. Bergeret exprime avec sa petite voix des convictions qui ont cependant toujours été celles de France : une « foi rationaliste », une suspicion à l’égard du pouvoir de l’Église, de l’armée et un refus de l’antisémitisme. Les ennemis de France le surnomment « Anatole Prusse ». Il témoigne en faveur de Zola lors de son procès et, malgré sa timidité, participe à partir de 1898 à des meetings dreyfusards et à des « universités populaires ». Il est en effet essentiel pour lui que le peuple comprenne son passé et son présent, principales conditions, aux yeux de France, de la réussite d’un avenir personnel et collectif.

7) Au 4e étage du 99 bis rue Jacob (qui n’a jamais existé) se situe l’appartement de Jean Barois à la fin des années 1890 et le premier siège du journal Le Semeur, avant que ce dernier n’emménage rue de l’Université. Barois, libre penseur et esprit rationaliste, engage son journal dans la bataille pour dreyfus.

8) Dreyfus est enfermé dans la prison militaire du Cherche Midi, 38 rue du Cherche-Midi, le 15 octobre 1894 après-midi. Esterhazy est jugé à huis clos le 10 janvier 1898 au Conseil de guerre, juste en face, à l’angle avec la rue du Regard (le Conseil de guerre a été démoli en 1907). On vient de découvrir publiquement que son écriture est celle du bordereau. L’état-major va chercher loin son explication pour l’innocenter : l’auteur du bordereau a imité l’écriture d’Esterhazy pour l’accuser. C’est donc qu’Esterhazy est innocent ! Le général de Pellieux mène les débats et, malgré les dépositions de Mathieu Dreyfus et Scheurer-Kestner, Picquart, etc., Esterhazy est acquitté et Picquart arrêté et conduit au Mont-Valérien. Le grand espoir des dreyfusards de voir le procès de 1894 révisé s’effondre. La prison du Cherche-Midi a été détruite en 1964. La Maison des sciences de l’homme lui a succédé. Face au n°35 de la rue, une plaque dans le sol rappelle l’existence de la prison et de Dreyfus.

9) Dans les dernières années du XIXe siècle, Jean Jaurès habite rue Madame, puis, jusqu’à sa mort en 1914, dans une maison Villa de la Tour, dans le 16e arrondissement.

10) Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat (15 rue de Vaugirard) depuis 1895, est convaincu deux ans plus tard de l’innocence de Dreyfus par l’avocat Leblois. Celui-ci, fils de l’un de ses amis, a recueilli les révélations de Picquart. Scheurer-Kestner ose alors demander publiquement la révision du procès. Il tente sans succès de convaincre ses confrères sénateurs en décembre 1897 et n’est pas reconduit à la vice-présidence en janvier 1898. Il meurt par accident le 19 septembre 1899, le jour même de la grâce de Dreyfus.

11) Quand J’Accuse sort, Léon Blum, jeune marié, habite 36 rue du Luxembourg (actuelle rue Guynemer). J’ignorais jusqu’alors que mon marchand de journaux fût dreyfusard, […], mais je me rappelle parfaitement le matin d’hiver où le père Granet, frappant du dehors à mon volet, me réveilla en s’écriant : « Vite, monsieur, lisez ça… c’est un article de Zola dans L’Aurore »[[Souvenirs sur l’Affaire.]].

12) Débarquant de Lorraine, Maurice Barrès emménage en 1884 au 3e étage du 76 rue Notre-Dame-des-Champs. L’affaire Dreyfus durcit son nationalisme. Il participe à la fondation de la ligue de la Patrie française en 1898. À cette même adresse habite Romain Rolland entre 1892 et 1901.

13) Blum fait la connaissance de Jaurès chez Lucien Herr, rue du Val-de-Grâce.

14) L’École normale, 45 rue d’Ulm, est l’antre de Lucien Herr qui en est son bibliothécaire entre 1888 et 1926. C’est lui qui gagne Jean Jaurès à la cause dreyfusarde. Herr lui-même a été convaincu de l’innocence de Dreyfus par son ami Lévy-Bruhl, parent de Dreyfus. Herr est également secrétaire de rédaction de la Revue de Paris (créée en 1894 et qui publie Daudet, Barrès, France, Bourget, Goncourt, Taine, Renan, etc. ainsi que des auteurs étrangers, de Tolstoï à Wells). Il est aussi l’un des fondateurs en 1898 de la Ligue pour la défense des droits de l’homme.

15) Pour le sociologue Émile Durkheim, qui habite rue Saint-Jacques, la vie commune n’est possible que si des intérêts communs sont supérieurs aux intérêts individuels. Mais ces intérêts supérieurs doivent veiller particulièrement aux droits de la personne et à la justice. Durkheim est donc favorable à la révision du procès Dreyfus dès 1898.

16) Les cendres de Zola sont transférées au Panthéon le 5 juin 1908. Un nationaliste blesse alors Dreyfus de deux coups de revolver.

17) Péguy et Lucien Herr fondent 17 rue Cujas la librairie-maison d’édition Bellais en mai 1898. C’est, dit Blum, le quartier général du dreyfusisme au Quartier latin.

18) Le 5 janvier 1900, dans le premier numéro des Cahiers de la Quinzaine basés 16 puis 8 rue de la Sorbonne, Charles Péguy décrit la liesse de la journée du 19 novembre 1899 organisée par les socialistes pour fêter la liberté de Dreyfus et le triomphe de la République sur le nationalisme.

19) Dans la fiction, Monsieur Bergeret est professeur en littérature latine à la Sorbonne. L’affaire Dreyfus transforme son indulgence désabusée à l’égard de la nature humaine en vigilance critique. Autre héros de passage à la Sorbonne : Jean Barois, qui y étudie les sciences naturelles.

20) Barois étudie aussi quelque temps à l’École de Médecine, rue de l’école de Médecine.

21) M. Bergeret vit quelques années de son enfance rue des Grands-Augustins, à la fin des années 1850. Lorsqu’il redevient parisien pendant l’affaire Dreyfus, il s’installe au second étage d’une maison rue de Seine avec sa sœur et sa fille.

22) Le 10 quai des Orfèvres (ainsi que le 3 rue Mornay et le 18 quai des Célestins) est une adresse du fumiste Henri Buronfosse, qui aurait bouché, intentionnellement ou par erreur, la cheminée des Zola dans leur domicile rue de Bruxelles, causant la mort de l’écrivain dans la nuit du 28 au 29 septembre 1902. Buronfosse appartient à la Ligue des patriotes fondée par Déroulède en 1882. Une bombe avait été désamorcée sous le porche des Zola en juillet 1901.

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23) Le premier procès de Zola se déroule en quinze audiences entre le 7 et le 23 février au Palais de justice, 4 boulevard du Palais. Il est défendu par Fernand Labori (38 ans) et L’Aurore par Albert Clemenceau, frère de Georges. D’autres avocats les conseillent : Léon Blum, Mathieu Dreyfus, Reinach, Leblois, Ludovic Trarieux. Des bagarres ont lieu chaque jour devant le Palais. Zola entre et sort par une porte dérobée donnant sur le quai des Orfèvres. Accompagné par Octave Mirbeau et d’autres solides amis, il varie chaque jour son itinéraire jusqu’à son domicile de la rue de Bruxelles, où des manifestants l’attendent pour crier sous ses fenêtres. Henri Rochefort chauffe tous les jours les esprits dans L’Intransigeant. La presse divulgue les adresses des jurés qui reçoivent des menaces à leur domicile. Dans la salle d’audience, des militaires en civil organisent le chahut. Sont présents également (mais dans la fiction) Jean Santeuil, Jean Barois et ses collègues du Semeur. Dans son roman, Martin du Gard cite de longs extraits des comptes-rendus des débats et en particulier de la surprenante journée du 17 février durant laquelle le général de Pellieux révèle en toute bonne foi l’existence du « faux Henri » (dont l’origine n’est connue qu’en août suivant) qui met directement en cause Dreyfus. Pour éviter de produire le document, le général Gonse (qui connaît cette origine) fait appeler le général de Boisdeffre à la barre. Celui, devant un auditoire tétanisé – comme Proust le décrit dans Jean Santeuil – invoque l’honneur de l’armée et l’impératif de défense nationale. Dans le roman de Martin du Gard, après une des suspensions d’audience, réalité et fiction se mêlent à la faveur d’un mouvement de foule : Zola et Barois trouvent refuge dans un vestiaire et le premier tend la main à l’autre. La Cour de cassation, au Palais de justice, accepte par ailleurs de recevoir, en octobre 1898, la demande en révision du procès de décembre 1894, procès qu’elle casse le 3 juin 1899, conduisant à un nouveau procès de Dreyfus qui se déroule à Rennes en août-septembre suivants.