Une soirée d’émeute

Deux récits parallèles, le Second Empire flanche,
de mystérieux manifestants en blouses blanches,le peuple de Paris gronde…


Par Bernard Vassor

A l’Opéra Lepeletier par Ludovic Halévy

Une émeute vue du boulevard Montmartre par Arthur Ranc

Caroline Carvalho
Caroline Carvalho

Ludovic Halevy est à l’Opéra, il est neuf heures un quart, Mme Carvalho chante :

Ah, je ris de me voire si belle en ce miroir…
Du second magasin de costume au deuxième étage, une fenêtre donnant à égale distance du boulevard des Italiens et de la rue Drouot face à la mairie :

« Le boulevard, noir comme de l’encre… une forêt de têtes… les voitures au pas, beaucoup de blouses blanches… pas un sergent de ville. Tout à coup, une houle dans cette grande foule. Cest un régiment de cuirassiers qui arrive lentement de la Madeleine, on entend le lour piétinement de cinq cents chevaux

(…) sur le boulevard, la foule augmente, augmente, augmente encore. Les cris, les huées, les chants vont bon train. La porte de la Mairie est fermée» (…) grand brouhaha dans la rue Drouot, la porte de la mairie s’ouvre et nous apercevons toute une petite armée qui se tient entassée dans la cour de l’ancien hôtel Aguado. Appels de clairons… roulements de tambours… Une escouade de sergents de ville sort de la mairie et cherche à dégager la rue Drouot (quand tout à coup, par la grnde porte de la mairie, se lance au trot se jetant sur le boulevard, un escadron de Garde de Paris. Les gros chevaux sont admirables dans ce tournant. Pas une glissade et pas une faute. Deux compagnies de gardes à pieds, sabre baïonnete au bout du fusil, suivent en courant les gardes à cheval.
(…) L’aspect de la rue avait changé devant la mairie une centaine de sergents de ville regardent le rassemblement. Parmi eux, deux tambours et un commissaire de police, l’écharpe en sautoir. Sur le boulevard un rassemblement considérable, de temps en temps, un cri : Vive Rochefort !.
A un commandement les sergents de ville se mettent en mouvement et précédés par le commissaire de police et deux tambours vont jusqu’au boulevard. Les groupes sans se disperser s’éloignent et se tiennent à distance…Les sergents de ville s’élancent, et cinq minutes après, commençait le défilé des gens « émeutiers ou curieux… mais à coup sur plus de curieux que d’émeutiers.
Autant de prisonniers, autant de scènes curieuses, pénibles ou burlesques.

Beaucoup de vois plaintives -Mais, je ne faisait rien, je rentrais chez moi.
– Mon dieu, ma pauvre femme qui m’attend…Un brave homme qui portait un paquet sur le bras et sur le bras gauche un petit chien blanc
– Mais, j’avais pas emporté tout ça pour faire l’émeute !
Un jeune homme en redingote et un garçon de café essaient de regimber et sont aussitôt jetés violemment dans la cour, une trentaine de prisonniers défilent ainsi devant nous et sur tous se referme la^porte de la mairie.
(…) Un quart d’heures après pendant qu’onn continuait à se battre sur le boulevard et à s’assomer sur les trottoirs de la rue Drouot, la soirée de l’Opéra se faisait avec son éclat et son élégance accoutumés.
(…) Je rencontre le directeur de l’Opéra, M. Emile Perrin ; mauvaise recette, lui dis-je, avec ces émeutes…
Et il me répondit :
– Le maximum.

Ludovic Halévy
Ludovic Halévy

Deuxième version vue du boulevard :

Les blouses blanches.

Le printemps 1869 va voir se multiplier les manifestations, qui tournent parfois à l’émeute. Les provocations de la police en augmentent la fréquence. C’est vers le mois de juin que les « blouses blanches » vont se mêler à l’agitation de manière violente, d’après W. Serman, nul ne saura jamais s’ils sont au service de la préfecture ou à la solde de la révolution.

Les trois auteurs de : Aux origines de la Commune, Alain Dalotel, Alain Faure, Jean -Claude Freiermuth (Maspero 1980), décrivent avec minutie les différentes manifestations où ces « blouses » furent impliquées sans toutefois trancher : «Le 10 juin, vers 11 heures 30 un mystérieux orateur, arrivé sur les lieux en voiture, appelle à l’insurrection devant le Passage de l’Opéra . Une vraie barricade se forme face au théâtre des variétés, bientôt enlevée à la baïonnette par les forces de l’ordre. Il y a des centaines d’arrestations sur place et 21 mandats d’arrêt sont lancés par ailleurs.»

Le Rappel, par la plume d’Edouard Lockroy, décrit les évènements de la rue Montmartre et de la Bourse : «Une bande de 150 individus de connivence avec la police serait partie des environs du café de Madrid pour remonter les boulevards, un homme qui porte un papier au bout d’un bâton marche à la tête. Elle passe devant le Gymnase où sont groupés les sergents de ville. Les sergents de ville restent calmes.»

A la veille d’élections, pour effrayer les bourgeois, des policiers sortent en vêtements civils organisent des rassemblements pour entraîner des badauds ; ils scandent des slogans hostiles au gouvernement, détruisent ça et là quelques vitrines, becs de gaz, kiosques à journaux. Quand la police en uniforme intervient pour rétablir l’ordre, les faux manifestants s’éclipsent, laissant les badauds piégés recevoir des coups, puis être conduits au commissariat.

Arthur Ranc
Arthur Ranc

Voici le récit fait par A. Ranc dans son ouvrage cité plus loin :
(…) Il était à peu près une heure lorsque l’homme au marteau doré et sa troupe arrivèrent à la hauteur du faubourg Montmartre. Jusqu’à ce moment sur le boulevard, la foule avait été compacte, épaisse, mais parfaitement calme. Les voitures marchaient au pas. Les garçons de café avaient rentré les tables et les chaises placés au dehors ; les consommateurs regardaient de l’intérieur. La force publique s’était à peine montrée. La haie de sergents de ville fermait la rue Drouot. Derrière un escadron de garde de Paris piétinait sur place ; la cour de la mairie regorgeait de sergents de ville ; c’était les brigades centrales commandées par deux officiers de paix en uniforme. Un commissaire de police ceint de son écharpe, se promenait mélancoliquement et disait à son secrétaire : “J’aimerai encore mieux être à une réunion publique !”.

La foule ne dépassait guère le passage de l’Opéra. Au-delà les curieux étaient clairsemés. Quand les groupes se massaient trop près de la rue Drouot, les sergents de ville ouvraient leurs rangs et livraient passage à un peloton de gardes de Paris qui au petit trot ramenait la foule en arrière de quelques centaines de pas, puis revenaient prendre position devant l’Opéra, en sorte que le boulevard, de la rue Drouot à la rue de Richelieu, était à peu près libre.

On se serait cru un jour de fête ; quand tout Paris endimanché, est dehors, beaucoup de femmes sont aux bras de leurs maris.

La troupe (des blouses blanches) du marteau doré avançait en poussant des cris : “A bas la rousse ! Vive la république ! Aux armes !”

La foule reflua sur les trottoirs. En un clin d’œil, sur un signe de deux messieurs biens mis, les kiosques et les becs de gaz furent attaqués. L’homme au marteau doré s’était débarrassé de son engin trop lourd en le lançant à pleine volée dans la devanture d’une boutique. Nul sergent de ville ne paraissait à l’horizon. L’obscurité se faisait peu à peu sur le boulevard. Les garçons de café pressés de fermer priaient les consommateurs de payer et de partir. Mais personne ne bougeait ; on était curieux de voir la fin de l’émeute.

Les kiosques et les becs de gaz tombaient les uns après les autres. Les agents de la police politique ne s’étaient pas éloignés. Ils ne semblaient pas le moins du monde inquiets.

Quand il n’y eut plus sur tout le boulevard Montmartre un seul kiosque debout, deux messieurs biens mis s’approchèrent de l’homme au marteau doré et lui dirent deux mots à l’oreille
– Tout de suite ! répondit-il. Deux minutes après, on put voir les « blouses blanches » ramasser à terre les débris de verre et les porter devant le café des Variétés. Ces braves y joignirent quelques planches trouvées là comme par hasard, et bientôt ils obtinrent une barricade de près d’un mètre qui occupait la moitié du boulevard. Ce travail-là dura au moins un quart d’heure, et les travailleurs ne furent nullement troublés. Il aurait fallu dix sergents de ville pour les mettre en déroute. (…)

Un grand bruit se fit du côté de la rue Drouot, et instantanément on sentit le violent reflux de la foule qui s’enfuyait. Les gardes de Paris balayaient le boulevard et chargeaient au grand trot.

Une troisième escouade avait de la place de la Bourse gagné la rue Montmartre ; elle déboucha à son tour sur le boulevard Montmartre et établit un cordon depuis le café de la porte Montmartre jusqu’au café Brébant. La retraite étant coupée, alors commença la danse du casse-tête. Oh ! le joyeux bal ! Les coups retentissaient secs, les femmes poussaient des cris aigus, les enfants essayaient de se faufiler sous les pattes des chevaux… Enfin la bataille cessa faute de combattants, c’est à dire quand tous les parisiens battus eurent été fait prisonniers.

On les conduisit entre deux haies jusqu’à la mairie de la rue Drouot qui devait offrir un asile provisoire.
On les introduisit dans la cour de la mairie. L’entrée de ceux-là fut saluée par un solide coup de poing sur la nuque ou un joli coup de pied dans les « œuvres basses ».
Un officier de paix présidait à l’opération. Quand il eut terminé, s’adressant à un brigadier :
– Les journalistes sont-ils là ? Demanda t-il.
– Oui monsieur, ils vous attendent dans votre cabinet.
Ils étaient là en effet, une demi-douzaine, la fleur de la presse française, « les reporters de la presse honnête ».
– Bonjour messieurs, dit l’officier de paix en entrant.
– Et bien monsieur Barbon, demanda un jeune homme de petite mine à la figure chafouine, à la moustache hérissée ; il paraît que ça a été dur ce soir…

Ranc A. Sous l’Empire, roman de mœurs politiques et sociales. F. Polo libraire éditeur. Paris 1872.

Sur Ludovic Halévy, la formidable biographie de Jacques Offenbach de Jean-Claude Yon aux éditions Gallimard 2000.

Une chanson interprêtée par « la Bordas » connaissait à l’époque un succès populaire considérable,
elle portait ce titre : La Canaille.