1) Nous sommes en 1942. Les négociations vont alors bon train pour tenter de donner un nouveau comité éditorial à la Nouvelle Revue Française qui s’essouffle entre les mains de Drieu la Rochelle, la plupart des écrivains de renom ayant refusé d’y être publiés ou l’ayant quittée. Un déjeuner est organisé au restaurant Lapérouse, 51 quai des Grands-Augustins. En sont Gerhard Heller, Gaston Gallimard, Paul Valéry, Jean Paulhan. La solution miracle n’est pas trouvée. La NRF s’éteint pour quelques mois. La vitrine de la « normalité » littéraire s’effondre.
2) Michel Leiris habite au 4e étage du 53 bis quai des Grands-Augustins en 1942. Il a été mobilisé en 1939 dans le sud oranais. Démobilisé, il revient à Paris et se replonge dans son exploration autobiographique commencée avec L’Afrique fantôme (1934) et L’Âge d’homme (1939). Il cache aussi des résistants. Le soir du 19 mars 1944, on joue chez lui une pièce de Picasso qui évoque le style avant-garde des années vingt, Le Désir attrapé par la queue. Camus dirige. Beauvoir joue la Cousine, Leiris Gros Pied, Queneau l’Oignon et Sartre Bout Rond. Braque, Bataille, Mouloudji, Salacroux, Michaux, Barrault, Lacan, Brassaï (qui prend des photos), Reverdy, Valentine Hugo, Maria Casarès, impressionnée par Camus (ce sera réciproque) assistent. Camus vexe Beauvoir en se moquant de son accoutrement.
3) Celle-ci loge à l’hôtel d’Aubusson, 33 rue Dauphine, fin 1942-début 43. C’est à l’époque un hôtel minable. Elle y a transporté ses effets personnels avec une charrette à bras depuis l’hôtel Mistral. Elle partage sa chambre avec deux lycéens, Nathalie Sorokine et Bourla. Elle enseigne toujours, mais pour peu de temps encore : elle est exclue de l’Éducation nationale en juin 1943 – non pour détournement de deux mineurs comme on le dit souvent (cette affaire se clôt en effet par un non-lieu), mais parce que le recteur d’académie dénonce le fait qu’elle vit en concubinage, qu’elle enseigne Proust et Gide à ses étudiants et qu’elle affiche un mépris supérieur de toute discipline morale et familiale. Le recteur demande aussi la révocation de Sartre, qu’il n’obtient pas. Beauvoir sera réintégrée à la Libération mais décidera de ne pas reprendre l’enseignement. Après juin 1943, elle conçoit des pièces pour Radio-Vichy afin de gagner sa vie.
4) En mars et avril 1944, Beauvoir, Sartre, les Leiris, les Queneau, Camus, etc. organisent des fiestas chez les uns et les autres. L’une d’elle se déroule 3 cour de Rohan chez le peintre Balthus qui loue alors son appartement à Georges Bataille.
5) Robert Desnos vit 19 rue Mazarine (plaque) de 1934 à 1944, avant d’être déporté et de mourir dans le camp de Terezin.
6) En 1940, Jacques Prévert se réfugie à Saint-Paul-de-Vence et à Tourette-sur-Loup. Il est un des scénaristes-dialoguistes les plus demandés du cinéma français mais refuse de travailler pour les producteurs officiels. Les Visiteurs du soir font un tabac en 1942, la censure n’y voyant que du feu. Pour travailler à d’autres projets, il séjourne à Paris début 1943. Il est alors domicilié à l’Hôtel de Nice (disparu depuis), 4 bis rue des Beaux-Arts. Sa route croise souvent celle de Desnos et d’autres résistants, parfois celle de Sartre et de Beauvoir au café de Flore.
7) Geneviève de Gaulle, nièce du général, a 22 ans en 1943. Elle est résistante et participe depuis quelques mois à la diffusion et à la rédaction du journal clandestin Défense de la France, organe du mouvement du même nom.
« Nous voulions, en distribuant ce journal à la barbe des Allemands, dire à nos compatriotes : « Français, libérez-vous de vos craintes. » On voulait que les Français aient moins la trouille. Je distribuais parfois le journal dans le métro, et je me souviens d’avoir vu rougir de fureur la nuque d’un officier allemand qui avait lu les titres de la première page. Mais que voulez-vous qu’il fasse, il n’allait pas me tirer dessus au milieu de la foule » (Geneviève de Gaulle Anthonioz, Caroline Glorion, éditions Plon).
En juillet 1943, un traître les dénonce. Geneviève Anthonioz se fait piéger dans la librairie Au vœu de Louis XIII, en bas de la rue Bonaparte, qui sert de boîte aux lettres au réseau. La déportation l’attend, ainsi qu’une cinquantaine d’autres membres, piégés eux aussi.
8) Marguerite Duras est locataire du 3e étage sur la rue du 5 rue Saint-Benoit, de 1942 à 1996. Son appartement abrite des activités clandestines pendant la guerre. Lorsque son mari Robert Antelme est arrêté, Dionys Mascolo, le compagnon de Marguerite, et Albert Camus viennent récupérer au 3e étage des dossiers de la Résistance, Camus faisant le guet en bas de la rue alors que Mascolo grimpe à l’étage. Une autre fois, c’est François Mitterrand qui, arrivant de Londres et d’Alger, fait halte ici et rencontre des candidats à l’entrée dans son réseau de Résistance. Deux étages en dessous de chez Duras habite Ramon Fernandez, collaborateur notoire qui reçoit entre autres Gerhard Heller et Drieu la Rochelle.
9) Au début de l’Occupation, le café de Flore, 172 boulevard Saint-Germain, prend peu à peu des clients aux cafés de Montparnasse, plus fréquentés par les Allemands. Le Flore présente l’avantage d’être tout proche d’un métro. Jusqu’alors simple annexe des Deux Magots, il est mis en vogue à la fin des années trente par Picasso, Fargue, Prévert, André Breton, etc., et devient le point de ralliement de vedettes, de jeunes bohèmes et du couple Beauvoir-Sartre. Ces derniers prétendent que le café n’était pas spécialement fréquenté par les allemands. Gerhard Heller prétend, lui, être venu au Flore régulièrement une ou deux fois par semaine, en particulier pour lire… L’Être et le néant. En hiver, Beauvoir arrive très tôt le matin et s’installe à côté du poêle. C’est au Flore, pendant la guerre, que Sartre et Beauvoir font la connaissance de Raymond Queneau, que Beauvoir rencontre Camus pour la première fois après que ce dernier ait assisté à la générale des Mouches.
10) Avant l’invasion allemande, Camus s’était installé au printemps 1940 dans l’hôtel Madison, 143 boulevard Saint-Germain. En mai, il termine L’Étranger.
11) Leur situation matérielle s’améliorant, Beauvoir et Sartre logent 60 rue de Seine, au discret hôtel La Louisiane, entre 1943 et 1946. Sartre est professeur au lycée Condorcet entre 1941 et 1944. Il écrit aussi beaucoup, de préférence au café de Flore ou aux Deux Magots. En 1943, Les Mouches sont jouées au Théâtre de la Ville – alors Théâtre de la Cité et avant la guerre Théâtre Sarah Bernhardt. Le Théâtre de la Ville garde encore aujourd’hui son sous-titre de Théâtre Sarah Bernhardt – place du Châtelet et L’Être et le néant est publié. Dans la première édition, des pages sont interverties au montage, mais personne ne s’en aperçoit ! Jean Paulhan apprécie l’ouvrage pour son poids : exactement un kilo, pratique pour peser ses légumes au marché. Le premier roman de Beauvoir, L’Invitée, paraît aussi en 1943. Elle commence alors à porter son célèbre turban. Dans la chambre de l’hôtel la Louisiane se déroulent quelques mois plus tard plusieurs répétitions de Huis clos avec un metteur en scène temporaire : Albert Camus.
12) Basé au 117 boulevard Saint-Germain dans le bel immeuble du Cercle de la Librairie encore debout, le Syndicat des éditeurs français se mobilise pour continuer de faire tourner l’édition, quitte à soumettre ses membres à toutes les censures et à toutes les interdictions. Le Syndicat diffuse ainsi dès septembre 1940 la première « liste Otto » comprenant les titres dorénavant interdit : pas de nouvelle publication et destruction des stocks existants. En font partie Malraux, Aragon, Nizan, Koestler, Zweig, etc.
13) Pour Paul Eluard, c’est la seconde guerre à laquelle il participe. Après sa démobilisation, il revient à Paris, au 3e étage du 35 rue Marx-Dormoy. Il adhère en 1942 au parti communiste dissous et commence à soutenir les toutes jeunes éditions de Minuit créées par Vercors et Pierre de Lescure, et qui publient sous le manteau Vercors (Le Silence de la mer), Aragon, Prévost, Mauriac (Le Cahier noir), Guéhenno, Gide, etc. Eluard mène une vie plus ou moins clandestine, étant parfois hébergé chez des amis comme Lucien Scheler (qui cache aussi Aragon en mars 1944 et dont la librairie du 19 rue de Tournon existe toujours, depuis 1932) ou Michel Leiris, 53 bis quai des Grands-Augustins, ou encore Christian Zervos, 14 rue du Dragon, qui dirige la revue Les Cahiers d’Art et anime une galerie et une maison d’édition qui existent toujours (il collabore aussi activement à la mise en page des Lettres françaises).
14) Au Mercure de France, 26 rue de Condé, Paul Léautaud continue son travail après juin 1940 comme si de rien n’était. Ce n’est pas une guerre qui va l’éloigner de ses chats ! On peut voir aujourd’hui encore le décor de sa chambre au musée Carnavalet. Léautaud habite Fontenay-aux-roses, fait tous les jours de semaine le trajet jusqu’à la rue de Condé et noircit les pages de son Journal littéraire de ses rencontres et de ses réflexions : Les Allemands sont nos maîtres. Ils sont sur notre sol… Je trouve même cela bête, la conduite de ces gens (résistants)… Ils s’imaginent qu’ils vont changer quelque chose ? Jacques Bernard, le directeur du Mercure, commande une traduction accélérée de Mein Kampf et écrit à la Kommandantur pendant l’été 1940 : « Et qui sait ? Nous pourrions peut-être avoir une préface de Hitler ? »
15) Autre moment de l’Histoire, autre ambiance : le 26 août 1944, lendemain de l’entrée de l’armée française dans Paris, Hemingway, reporter du magazine Collier’s, débarque 18 rue de l’Odéon après avoir « libéré » le bar de l’hôtel Ritz. Il est armé, contrairement aux recommandations de la Convention de Genève qui interdisent le port d’armes aux correspondants de guerre. Il vole à la rencontre de la libraire Sylvia Beach – qui a rejoint le 18 rue de l’Odéon depuis sa cachette du boulevard Saint-Michel – avant d’aller débusquer quelques tireurs nazis embusqués sur les toits.
16) L’Institut allemand ouvre en avril 1941 la librairie Rive Gauche dans l’ancien café d’Harcourt qui a fermé en 1940 à l’angle de place de la Sorbonne et de la rue Champollion (lui-même ex-restaurant Flicoteaux de l’époque de Balzac). Certains appellent cette librairie « la rive gauche du Rhin ».
17) Jean Paulhan habite 5 rue des Arènes pendant la guerre (son ami Jean Blanzat demeure tout près, 7 rue de Navarre, où il lui arrive de cacher Mauriac). C’est là qu’il est arrêté le 6 mai 1941. Il cachait ici la presse à imprimer du réseau de résistance du musée de l’Homme (dont des membres – Boris Vildé, Anatole Lewitzky, Léon-Maurice Nordmann… – seront fusillés au mont Valérien en février 1942). Drieu La Rochelle convainc Otto Abetz que l’emprisonnement de Paulhan signifierait la fin de la NRF, principale sinon unique façade d’une « normalité » littéraire sous l’Occupation. Paulhan, emprisonné à la Santé, est libéré quelques jours plus tard. Cet épisode ne le fera pas pour autant cesser ses activités clandestines. Au contraire, il crée peu de temps après Les Lettres françaises avec Jacques Decour (en fait Daniel Decourdemanche, professeur au lycée Rollin à Paris – maintenant lycée Jacques-Decour – et créateur du Front National des Écrivains, futur Comité National des Écrivains).
« Une autre fois, prévenu par le lieutenant Heller d’une visite matinale de la part des Allemands, il réussit à s’enfuir de son appartement de la rue des Arènes par les toits, pour aller se réfugier auprès d’un ami, près de la porte Maillot » (Le Siècle des intellectuels, Michel Winock, éditions du Seuil).
En fin juillet 1941 : Aragon, libéré de la prison allemande de Tours, vient rencontrer Paulhan rue des Arènes. Comme la maison est surveillée, c’est dans le jardin des arènes de Lutèce qu’ils discutent de la création des Lettres françaises et du CNÉ.
A lire aussi : Sur les traces de la NRF, d’Albert Camus et de Gerhard Heller, à Paris sous l’Occupation.