« La vie est en général joyeuse. […] Elle est joyeuse dans les pires moments, elle a un goût de joie comme les roses ont une odeur de rose. […] Ce qui nous rend injustes à son égard, c’est que la joie ne fait pas souvenir. Elle est trop mêlée à tout le reste, elle est trop naturelle, elle est insaisissable. Au lieu que l’inquiétude, elle, demeure. »
Jean Paulhan à Robert Mallet, 1952.
Lorsque l’on évoque Jean Paulhan, plusieurs images viennent à l’esprit : celle du pilier de la Nouvelle Revue Française ; celle du résistant des années noires, cofondateur des Lettres françaises et du Comité national des écrivains, dont le bureau est voisin de celui de Drieu la Rochelle chez Gallimard ; celle d’une des rares personnalités littéraires de la Libération à s’opposer vivement à l’épuration chez les intellectuels ; celle de l’ami de Dominique Aury, auteur longtemps restée inconnue de Histoire d’O.
Homme de l’ombre, mais pas tant que cela. Plutôt littérateur d’avant-garde et homme à contre courant des vents dominants. Homme à qui il est arrivé bien des « choses redoutables » (La Vie est pleine de choses redoutables est le titre du recueil de textes autobiographiques de Jean Paulhan, publiés par Claire Paulhan, sa petite-fille, aux éditions Seghers en 1989), qui n’ont pas pour autant gâché sa sensibilité, son humour et sa joie de vivre.
Jean naît en 1884 rue Jean-Reboul à Nîmes tout près des arènes, en face de la maison où vécut Jean Reboul, fils de serrurier et boulanger-poète. Son père, Frédéric Paulhan, par ailleurs conservateur de la bibliothèque de Nîmes, est auteur d’une œuvre abondante dans les domaines de la philosophie et de la psychologie, œuvre dont Jean s’imprègnera tôt.
Les Thérond, ses grands-parents maternels, possèdent une grande maison le long de la départementale n°8, à Comiac, près de Logrian, au Sud d’Alès. Son grand-oncle Casimir s’est fait construire à Cros (50 km à l’est de Nîmes) une bâtisse qui descend de la route jusqu’à la rivière Vergalous.
Les Paulhan s’installent en 1896 dans la maison de La Madeleine à Lozère (Essonne). Jean étudie bientôt au lycée Louis-le-Grand à Paris. La famille emménage ensuite rue Saint-Jacques, où Mme Paulhan ouvre une pension qui accueille des protestants (comme les Paulhan), mais aussi des jeunes filles polonaises et russes, souvent anarchistes (comme Jean, qui les retrouve parfois dans un foyer de la rue Flatters et visite les exilés russes rue de la Glacière).
Les Paulhan passent les étés des années 1900 dans la maison « Ker Ernest » à Erquy, dans les Côtes-du-Nord.
Jean termine en 1904 une licence en lettres et philosophie à la Sorbonne et suit les cours de son cousin Georges Dumas à l’hôpital Sainte-Anne.
Il embarque fin 1907 pour Madagascar, afin d’enseigner les lettres pendant trois ans au collège européen de Tananarive.
Il épouse en 1911 Sala Prusak et emménage dans le quartier du parc Montsouris, puis rue d’Assas en 1913. Entre écriture, enseignement, commerce d’œuvres d’art…, vers quoi s’orienter ? La vie est difficile…
Il est heureusement nommé fin 1913 rédacteur-stagiaire au ministère de l’Instruction publique.
Blessé le 25 décembre 1914 au Bois-Saint-Mard près de Tracy-le-Val, il est soigné à l’hôpital de Compiègne, puis à ceux d’Angers et de Melun. Entre août 1915 et juillet 1916, il est « guetteur d’avions » à Beauvais et dans l’Aisne, vivant à la briqueterie de Sénéfontaine près de Beauvais et à la ferme de l’Épitaphe près de Braine. Il s’y fait un grand ami, le peintre Albert Uriet, et un nouvel amour, Germaine Pascal. Puis le voilà au camp d’Orléans, et à celui de Saint-Mesme près de Dourdan.
Il publie en 1917 Le Guerrier appliqué, sélectionné pour le prix Goncourt.
Affecté à la caserne Reffye à Tarbes en octobre 1917, une pneumonie l’oblige à y séjourner à l’hôpital. Après une convalescence à Villefranche-sur-Mer, il retrouve Sala et son fils dans la pension maternelle du 120 avenue d’Orléans.
Titularisé rédacteur au ministère de l’Instruction publique en 1919, il prend en même temps en charge la rédaction du bimensuel La Vie. Il rencontre Reverdy, Aragon, Soupault et Breton, et leur présente Éluard, dont il a fait connaissance en mars 1919 grâce à la revue L’Élan fondée par Marcel Ozenfant, Max Jacob et Apollinaire. Paulhan se lie aussi à Gide et Rivière, dont il commence à assurer une partie du secrétariat. Il collabore également aux revues Nord-Sud, Littérature, etc.
Il habite entre 1920 et 1928 un petit atelier 9 rue Campagne-Première, non loin de celui de son ami Bernard Groethuysen. Il vit là avec Germaine Pascal, pendant que Sala demeure rue Boissonade.
Cheville ouvrière de la revue Commerce lancée mi-1924, il devient rédacteur en chef de la NRF en avril 1925 après la mort de Jacques Rivière, et quitte son emploi au ministère (il reste à la tête de la revue jusqu’en 1940 ; quand elle renaît en 1953, il la dirige à nouveau, avec Marcel Arland, jusqu’en 1963).
À partir de cette année et jusqu’à la guerre, il séjourne souvent à Port-Cros, dans le Fort et la Vigie de l’île. Il occupe aussi une maison à Lainville, près de Gargenville, en 1926.
Sa mère a ouvert une nouvelle pension de famille (qu’elle fermera en 1940) dans un hôtel particulier 5 rue des Arènes, acheté en 1935 et qui est bientôt la résidence principale de Jean.
Lorsque survient l’armistice en juin 1940, il estime que ce n’est qu’une bataille perdue et entre immédiatement en résistance.
Il est arrêté une première fois le 6 mai 1941 rue des Arènes, où il cache la presse à imprimer du réseau de résistance du musée de l’Homme, puis libéré de la prison de la Santé grâce à l’intervention de Drieu La Rochelle et d’Otto Abetz.
Les premiers membres du Comité National des Écrivains se retrouvent à partir de l’été 1941 dans son bureau au siège de Gallimard, 5 rue Sébastien Bottin, à quelques mètres de celui de Drieu : Guéhenno, Debû-Bridel, Blanzat, bientôt Mauriac, Decour – Jacques Decour (en fait Daniel Decourdemanche, professeur au lycée Rollin à Paris – maintenant lycée Jacques-Decour – et créateur du Front National des Écrivains, futur Comité National des Écrivains) est fusillé au Mont-Valérien en mai 1942. Ils travaillent ensemble à la conception des Lettres françaises clandestines.
Dénoncé en mai 1944 comme « juif » par la femme de Marcel Jouhandeau, Paulhan parvient à s’enfuir par les toits de la rue des Arènes. Il se cache jusqu’à la Libération au 17 rue Marbeau, chez Georges Batault.
Les Lettres continuent après la Libération, domiciliées 60 rue de Courcelles pour la rédaction et 37 rue du Louvre pour l’administration. Paulhan y dénonce les excès de l’épuration dans le milieu littéraire. Il attribue aux écrivains un droit à l’erreur et estime que, d’une part, ceux qui jugent en 1945 n’ont pas toujours été les plus actifs dans la Résistance, et que, d’autre part, les intellectuels sont souvent des boucs émissaires faciles alors qu’ils ne sont pas la seule profession qui ait collaboré avec l’Occupant.
Homme de revues – on l’aura compris -, il participe à la fondation des Temps modernes en 1945 avec Sartre, Beauvoir, Aron, Leiris, Merleau-Ponty et Ollivier.
Il passe ses dernières années à Boissise-la-Bertrand.