CHATEAUBRIAND à Rennes en 1781-1783

Place Toussaints à Rennes
Place Toussaints à Rennes

L’église Toussaints est la chapelle de l’ancien collègue jésuite du XVIIe siècle, où Chateaubriand étudia comme collégien à Rennesd’octobre 1781 à début 1783.

Je ne tardai pas à partir pour Rennes : j’y devais continuer mes études et clore mon cours de mathématiques, afin de subir ensuite à Brest l’examen de garde-marine. […]

Rennes me semblait une Babylone, le collège un monde. La multitude des maîtres et des écoliers, la grandeur des bâtiments, du jardin et des cours, me paraissaient démesurées : je m’y habituai cependant.

[…] Je pris sur mes nouveaux camarades l’ascendant que j’avais eu à Dol sur mes anciens compagnons : il m’en coûta quelques horions. Les babouins (gamins) bretons sont d’une humeur hargneuse ; on s’envoyait des cartels pour les jours de promenade, dans les bosquets du jardin des Bénédictins, appelé le Thabor : nous nous servions de compas de mathématiques attachés au bout d’une canne, ou nous en venions à une lutte corps à corps plus ou moins félone ou courtoise, selon la gravité du défi. Il y avait des juges du camp qui décidaient s’il échéait gage, et de quelle manière les champions mèneraient des mains. Le combat ne cessait que quand une des deux parties s’avouait vaincue. Je retrouvai au collège mon ami Gesril, qui présidait comme à Saint-Malo, à ces engagements. Il voulait être mon second dans une affaire que j’eus avec Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui devint la première victime de la Révolution. Je tombai sous mon adversaire, refusai de me rendre et payai cher ma superbe. Je disais comme Jean Desmarest, allant à l’échafaud : « Je ne crie merci qu’à Dieu. »

Je rencontrai à ce collège deux hommes devenus depuis différemment célèbres : Moreau le général Moreau et Limoëlan, auteur de la machine infernale, aujourd’hui prêtre en Amérique. Il n’existe qu’un portrait de Lucile (sœur de Chateaubriand), et cette méchante miniature a été faite par Limoëlan, devenu peintre pendant les détresses révolutionnaires. Moreau était externe, Limoëlan pensionnaire. On a rarement trouvé à la même époque, dans une même province, dans une même petite ville, dans une même maison d’éducation, des destinées aussi singulières. Je ne puis m’empêcher de raconter un tour d’écolier que joua au préfet de semaine mon camarade Limoëlan.

Le préfet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, après la retraite, pour voir si tout était bien : il regardait à cet effet par un trou pratiqué dans chaque porte. Limoëlan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la même chambre.

Vainement avions-nous plusieurs fois bouché le trou avec du papier ; le préfet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises.

Un soir Limoëlan, sans nous communiquer son projet, nous engage à nous coucher et à éteindre la lumière. Bientôt nous l’entendons se lever, aller à la porte, et puis se remettre au lit. Un quart d’heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions suspects, il s’arrête à la porte, écoute, regarde, n’aperçoit point de lumière…

« Qui est-ce qui a fait cela ? » s’écrie-t-il en se précipitant dans la chambre. Limoëlan d’étouffer de rire et Gesril de dire en nasillant, avec son air moitié niais, moitié goguenard : « Qu’est-ce donc, monsieur le préfet ? » Voilà Saint-Riveul et moi à rire comme Limoëlan et à nous cacher sous nos couvertures.

On ne put rien tirer de nous : nous fûmes héroïques. Nous fûmes mis tous quatre en prison au caveau : Saint-Riveul fouilla la terre sous une porte qui communiquait à la basse-cour ; il engagea sa tête dans cette taupinière, un porc accourut et lui pensa manger la cervelle, Gesril se glissa dans les caves du collège et mit couler un tonneau de vin ; Limoëlan démolit un mur, et moi, nouveau Perrin Dandin, grimpant dans un soupirail, j’ameutai la canaille de la rue par mes harangues. Le terrible auteur de la machine infernale, jouant cette niche de polisson à un préfet de collège, rappelle en petit Cromwell, barbouillant d’encre la figure d’un autre régicide, qui signait après lui l’arrêt de mort de Charles Ier.

Quoique l’éducation fût très religieuse au collège de Rennes, ma ferveur se ralentit : le grand nombre de mes maîtres et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J’avançai dans l’étude des langues ; je devins fort en mathématiques, pour lesquelles j’ai toujours eu un penchant décidé : j’aurais fait un bon officier de marine ou de génie. En tout, j’étais né avec des dispositions faciles : sensible aux choses sérieuses comme aux choses agréables, j’ai commencé par la poésie, avant d’en venir à la prose ; les arts me transportaient ; j’ai passionnément aimé la musique et l’architecture. Quoique prompt à m’ennuyer de tout, j’étais capable des plus petits détails ; étant doué d’une patience à toute épreuve, quoique fatigué de l’objet qui m’occupait, mon obstination était plus forte que mon dégoût. Je n’ai jamais abandonné une affaire quand elle a valu la peine d’être achevée ; il y a telle chose que j’ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d’ardeur le dernier jour que le premier.

Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J’étais habile aux échecs, adroit au billard, à la chasse, au maniement des armes, je dessinais passablement ; j’aurais bien chanté, si l’on eût pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon éducation, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n’ai point senti mon pédant, que je n’ai jamais eu l’air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d’autrefois, encore moins la morgue et l’assurance, l’envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs.

Je passai deux ans au collège de Rennes. Gesril le quitta dix-huit mois avant moi. Il entra dans la marine. Julie, ma troisième sœur, se maria dans le cours de ces deux années : elle épousa le comte de Farcy, capitaine au régiment de Condé, et s’établit avec son mari à Fougères, où déjà habitaient mes deux sœurs aînées, mesdames de Marigny et de Québriac. Le mariage de Julie eut lieu à Combourg, et j’assistai à la noce. […]

Après le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand collège de Rennes, je ne sentis point le regret que j’éprouvai en sortant du petit collège de Dol ; peut-être n’avais-je plus cette innocence qui nous fait un charme de tout ; le temps commençait à la déclore.

Source : Mémoires d’outre-tombe, en ligne sur http://fr.wikisource.org

En mai et décembre 1788, Chateaubriand revient à Rennes pour l’assemblée de la noblesse et l’assemblée des États de Bretagne. Il loge alors à l’emplacement du 8 rue des Francs-Bourgeois.

En octobre 1793, ses sœurs Lucile et Julie sont emmenées de Fougères et emprisonnées dans une tour des remparts (aujourd’hui à l’emplacement de la rue des Fossés).

Note :
Joseph-Pierre Picot de Limoëlan de Clorivière était exactement du même âge que Chateaubriand. Il était né à Broons le 4 novembre 1768. Après avoir été camarades de collège à Rennes, ils se retrouvèrent à l’école ecclésiastique de la Victoire à Dinan. Entré dans l’armée à l’âge de quinze ans, Limoëlan était officier du roi Louis XVI lorsqu’éclata la Révolution. Il émigra, puis rentra bientôt en Bretagne, chouanna dans les environs de Saint-Méen et de Gaél et devint adjudant-général de Georges Cadoudal. En 1798, il remplaça temporairement Aimé du Boisguy dans le commandement de la division de Fougères. À la fin de 1799, alors que la plupart des autres chefs royalistes se voyaient contraints de déposer les armes, il refusa d’adhérer à la pacification et vint à Paris. Il était à la veille d’épouser une charmante jeune fille de Versailles, Mlle Julie d’Albert, à laquelle il était fiancé depuis plusieurs an (Jean-Victor), né à Morlaix le 11 août 1763, mort à Lauen le 2 septembre 1813.]],nées, lorsqu’eut lieu, rue Saint-Nicaise, l’explosion de la machine infernale (3 nivôse an VIII — 24 décembre 1799). Limoëlan avait été l’un des principaux agents du complot. Grâce au dévouement de sa fiancée, il put échapper aux recherches de la police, gagner la Bretagne et s’embarquer pour l’Amérique. Son premier soin, en arrivant à New-York, fut d’écrire à la famille de Mlle d’Albert, lui demandant de venir le rejoindre aux Etats-Unis, où le mariage serait célébré. La réponse fut terrible pour Limoëlan. Mlle d’Albert, au moment où il courait les plus grands dangers, avait fait vœu de se consacrer à Dieu, si son fiancé parvenait à s’échapper. Fidèle à sa promesse, elle le suppliait d’oublier le passé pour ne songer qu’à l’avenir éternel. Le jeune officier entra en 1808 au séminaire de Baltimore. Commençant une vie nouvelle, il abandonna le nom de Limoëlan pour prendre celui de Clorivière, sous lequel il est uniquement connu aux États-Unis. Il fut ordonné prêtre au mois d’août 1812 et devint curé de Charleston. Lorsque, deux ans plus tard, l’abbé de Clorivière apprit la restauration des Bourbons, le chef royaliste se retrouva sous le prêtre, et il entonna avec enthousiasme dans son église un Te Deum d’actions de grâces. En 1815, il se rendit en France, mais dans l’unique but de liquider ce qui lui restait de sa fortune, afin d’en rapporter le produit en Amérique et de l’employer tout entier à l’avantage de la religion.