1844 : BALZAC rencontre VIDOCQ à Paris

Au moment où des inquiétudes entourent l’avenir de la Maison de Balzac rue Raynouard[Voir par exemple http://www.latribunedelart.com/la-mairie-de-paris-sacrifie-l-agrandissement-de-la-maison-de-balzac-article003183.html et http://www.latribunedelart.com/une-petition-et-une-demande-de-classement-pour-la-maison-de-balzac-article003264.html. [Une pétition est à signer en ligne.]], nous vous présentons un long texte de Léon Gozlan au sujet d’une rencontre fameuse qu’il y fit un jour de 1844, en compagnie de son ami et hôte du lieu : Balzac.

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Extrait de Balzac intime, par Léon Gozlan

On était en plein été ; je crois même qu’on touchait
à la fin de 1844. Oui, nous étions dans l’année 1844.
Balzac habitait alors la fantastique maison de la rue
Basse, à Passy.

Par une de ces journées étouffantes comme on n’en
traverse guère qu’à Paris dans le mois de septembre,
car je n’en ai jamais connu d’aussi mortellement chaudes à la même époque au milieu du Sahara, je me décidai, sur une invitation de Balzac, à me rendre à cette
jolie habitation de Passy, très jolie sans doute, mais
collée comme une aire tremblante aux flancs périlleux
d’une montagne. Rude ascension qui me fait palpiter
et ruisseler les tempes rien qu’à la pensée de l’avoir
tentée. Il y avait surtout à gravir, après la barrière, et
tortueusement placée entre les hauts murs qui soutiennent la montagne de Passy, une ruelle d’une perpendicularité, d’une roideur, d’une fantaisie de contours,
d’une difformité !… un vrai pèlerinage à accomplir.

Balzac prenait souvent cet affreux chemin, très mal
famé du reste, quand il ne voulait pas être rencontré
par les importuns. Rien n’était amusant, d’en haut, —
petite cruauté amicale, — comme de le voir suer d’ahan,
souffler comme un bœuf au soleil, rompre sur ses genoux, à travers les anfractuosités de cette brèche. Nous
nous donnions souvent ce plaisir de belvéder, madame X… et moi, quand il avait promis de venir
déjeuner, et qu’il n’était en retard que de deux ou trois
heures.

Je suivis ce jour-là le bord de l’eau, espérant voler
quelques bouffées d’air à la Seine. Je n’eus pas la
moindre risée. Quelle fournaise ! Le cours la Reine
était jaune comme de la paille de maïs. Joignez une
poussière fine, corrosive, à cette atmosphère de feu.
Il fallait que le dédommagement qui m’attendait à
Passy fût bien grand pour me faire oublier ce voyage
par un temps si lourd. Il alla au-delà de toutes les
compensations imaginables. J’aurais consenti à endurer
vingt fatigues pareilles pour jouir de la surprise que
Balzac m’avait ménagée ce jour-là.

Il était sept heures et demie environ quand j’entrai
dans la salle à manger, celle que décorait, digne
d’une galerie florentine ou vénitienne, son buste, chef-d’œuvre de David : un Titien peint au ciseau, un VanDyck de marbre. Cette riante pièce, dont nous avons
déjà parlé, donnait sur le jardin et communiquait avec
son cabinet de travail.

Balzac achevait de dîner : il avait à sa droite, près
de lui, un rédacteur de la Presse, M. Robert, qui était
venu lui demander la suite des Paysans que publiait alors ce journal, à sa gauche, madame X…, occupée à
verser le café, et en face de lui un homme à figure
bovine, large du front, bestiale du bas, solide, inquiétante, d’un caractère étrange : cheveux autrefois rouges
assurément, aujourd’hui blancs-blonds; regards autrefois bleus, aujour’d’hui gris d’hiver. Ensemble complexe, rustique et subtil, d’une expression peu facile à
définir d’un mot, d’un trait, du premier coup ; calme,
cependant, mais calme à la manière redoutable des
sphinx égyptiens. Il y a des griffes quelque part.

Du reste, je dois dire ici que l’homme posa si habilement, pendant toute la soirée, son buste d’Hercule,
mais d’Hercule après les douze travaux, fatigué et
voûté, pendant tout le temps qu’il passa chez Balzac
cette fois-là, qu’il me fut impossible de voir sa figure
d’une manière assez suivie pour en retenir fermement
les traits, pour pouvoir les grouper et les fixer plus
tard sous la plume.

Ni à la lumière du jour, qui déclinait déjà beaucoup,
il est vrai, quand je fus introduit, ni à la clarté des
lampes qu’on ne tarda pas à apporter, cette figure ne
se dévoila une seule fois franchement à mon regard.
Je n’en saisis jamais qu’un quartier. N’y eut-il que
du hasard dans cet accident, y eut-il de la volonté du
personnage, c’est ce que je ne saurais affirmer : mais,
par l’effet d’une cause ou d’une autre, ce masque m’échappa constamment sans qu’il y eût pourtant affectation apparente de sa part à se dérober à l’examen. Quel
était donc cet homme ? C’est avec un simple mouvement de ses mains, qui me parurent d’un beau moulage, d’une rare expression de souplesse et d’autorité,
et qu’il agitait parfois avec la coquetterie qu’y aurait
mise une femme, et qu’il laissait tomber aussi parfois
avec la lourdeur royale d’une patte de tigre; c’est avec leur simple mouvement, dis-je, qu’il sut échapper à
toute minutieuse analyse. Tantôt il les faisait se rencontrer sur son front comme un homme occupé à empêcher sa mémoire de s’évaporer, et alors son visage
était à demi invisible ; tantôt il plaçait l’une ou l’autre
en écran au-dessus de ses sourcils, afin de garantir ses
yeux du trop vif éclat de la lumière, ou bien il les croisait au repos sur sa bouche, ainsi qu’on fait dans les
moments de profonde attention portée aux choses qu’on
écoute. Et, singulière influence de cette individualité,
je sentis, bien avant que Balzac m’eût présenté à ce
convive, nouveau pour moi, qu’il remplissait l’espace
où nous nous trouvions de sa puissance translucide :
enfin, on éprouvait, — c’est du moins ma sensation
personnelle, — qu’il n’y avait pas que le poids d’une
seule planète souverainement intelligente dans le milieu où nous respirions. À côté de celle de Balzac, il y
en avait assurément une autre ce soir-là qui gravitait
et attirait.

En enfonçant les doigts dans une grosse pêche de
Montreuil qu’il se disposait à porter à ses dents de sanglier, et en me désignant d’un coup d’œil satisfait le
personnage qui m’était inconnu, Balzac me dit : « Je
vous présente M. Vidocq. »

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A ce nom fameux dans l’histoire de la police, je me
rappelai avoir entrevu ce type de Vautrin dans les allées des Jardies, mais sans que Balzac me l’eût jamais
présenté, ni qu’il m’eût dit quel personnage officiel et
mystérieux c’était. Comme j’avais appris à respecter
toutes ses réserves et ses plus légères circonspections,
sûr moyen de ne jamais se prendre de froideur avec
lui, je ne lui avais pas demandé quel visiteur j’avais
eu l’honneur de coudoyer sous son toit. Il jugeait à
propos maintenant de rompre le charme ; je n’avais qu’à m’on réjouir, le héros valait certainement la peine
d’être connu, à cause de tout le bruit amassé autour
de son nom, à cause des grosses et ténébreuses affaires
de police secrète qu’il avait conduites avec la pénétration du génie et souvent résolues avec une audace chevaleresque. Balzac, et certes il avait en cela grandement raison, tenait en très haute estime ces sortes
d’aptitudes privilégiées commises à la surveillance des
familles et à la sécurité publique. Il admirait surtout
la divination de ces esprits subtils entre tous les esprits, qui ont le flair aigu du sauvage pour suivre à la
piste un criminel sur l’induction la plus fugitive, sans
induction même. Une voix leur parle. Ils sont saisis
d’un tremblement nerveux comme l’hydroscope sur le
rocher qui recouvre la nappe d’eau à cent pieds sous
terre, et ils s’écrient : « Le crime est là, creusez, il y
est ! »

Balzac lui-même aimait à se parer de cette rare intuition. Et que de preuves n’a-t-il pas données qu’il la
possédait au plus haut degré en nous faisant suivre fil
à fil les passions les plus cachées du cœur et en nous
introduisant de dédale en dédale jusqu’au cœur même, la
caverne où se fabriquent toutes les fausses monnaies,
où se nouent toutes les conspirations, où se préparent
tous les meurtres, tous les crimes avant d’entrer dans
le monde de la réalité pour y être étudiés alors par ces
autres moralistes, les grands génies de la police, les
Lenoir, les Colquhoun, les Parent-Duchâtelet, et, dans
un autre ordre d’intelligence, les Vidocq !

Le café fut servi par les belles mains dodues de
madame X… On causa encore quelques instants
avant d’allumer les bougies. Au moment où elles
furent placées sur la table, M. Robert s’étant levé
pour partir, Balzac se leva aussi et l’accompagna après lui avoir remis un paquet tout chiffonné,
formé de pages de manuscrit et de placards d’épreuves,
qu’il sortit des larges poches balantes de la veste de
toile grise qu’il portait ordinairement l’été.

A la porte de la salle, ils s’arrêtèrent pour causer.
Balzac, qui avait une grande estime pour M. Robert
aimait beaucoup à le consulter, a le mettre au courant, dans des confidences familières, de ses misérables tribulations d’écrivain, particulièrement des
contrariétés de toutes sortes qu’il éprouvait depuis
quelque temps dans ses relations avec le journal La
Presse
. Il ne faut pas croire que son prodigieux
talent et son immense popularité le missent à l’abri
des trahisons intimes de la maison. Il avait là de
bons amis qui le démolissaient avec bonheur auprès
des chefs. La bonne, l’adorable madame de Girardin
n’était pas toujours assez puissante elle-même pour
soutenir le crédit ébranlé de Balzac, maintenir l’autorité de son nom et faire prévaloir sur d’honorables
eunuques la virilité de ses belles créations. Le ver à
soie qui filait sa trame d’or avait ses araignées qui
prétendaient filer aussi. On trouvait l’auteur du Lis
dans la Vallée
trop diffus, trop filandreux, anatomiste
sans mesure, tapissier en diable, commissaire-priseur
à l’excès, jamais assez dramatique, tirant tant qu’il pouvait au volume ; enfin les abonnés des départements se
plaignaient, et quand l’abonné se plaint, il faut
s’incliner, mieux encore, se mettre à genoux, rouler
sa tête dans la poussière, obéir. Il n’était que trop
vrai cette fois, cependant, que l’abonné de Saint-Jean-de-Coq-en-Brie-sous-Bois et celui de Saint-Paul-en-Jarret avaient réclamé contre le roman de Balzac
en voie de publication : Les Paysans. Ils menaçaient
de cesser leur abonnement si l’on continuait à leur donner, par tranches quotidiennes, ce fastidieux roman
de M. de Balzac auquel ils ne comprenaient rien
du tout, qui intéressait bien moins, disaient-ils, que
La Femme aux yeux verts, publié simultanément par
le journal rival. Donnez-nous donc des femmes aux
yeux verts, criaient l’abonné de Saint-Jean-de-Coq-en-Brie-sous-Bois et celui de Saint-Paul-en-Jarret,
faites-nous grâce de la suite de vos affreux, ennuyeux
et odieux Paysans.

Ces protestations réitérées avaient fini par porter
coup : l’administration de La Presse, à tort ou à raison,
s’était émue. Chaque jour, par missive ou par messager, Balzac était prié de modifier, de couper surtout,
de couper beaucoup, dans Les Paysans, cette colossale et neuve étude de moeurs, même après Molière
où il a si admirablement peint ces matois, ces rusés
coquins d’hommes des champs. Et l’infortuné Balzac
coupait, mais jamais assez. On parlait de suspendre
résolument la publication s’il ne se résignait pas à
faire de plus larges sacrifices. Tel était l’état des relations de bonne amitié entre La Presse et Balzac à ce moment-là ; telle était sa situation personnelle d’écrivain,
et il en causait à haute voix avec M. Robert en le reconduisant, tant son cœur aigri débordait par ses lèvres.

Quand la conversatisn fut finie, Balzac revint prendre sa place à table ; il souriait, mais cette gaieté me
parut blafarde et forcée, et je doutai fort que Vidocq,
à l’œil d’aigle, n’eût pas remarqué la fausse quiétude
de notre hôte, qui, après avoir bu un grand verre
de vin de Château-du-Pape, espèce de vin gros et noir
qu’il prisait beaucoup, je ne sais trop pourquoi, dit
au grand homme de la police :

– Vous disiez donc, tantôt, monsieur Vidocq ?…

(À suivre)