« Tôt dans ma vie, j’ai remarqué qu’aucun événement n’avait jamais été relaté avec exactitude dans les journaux ; mais en Espagne, pour la première fois, j’ai lu des articles de journaux qui n’avaient aucun rapport avec les faits, ni même l’allure d’un mensonge ordinaire. J’ai vu l’histoire rédigée non pas conformément à ce qui s’était réellement passé, mais à ce qui était censé s’être passé selon les diverses “lignes de parti”. Ce genre de choses me terrifie, parce qu’il me donne l’impression que la notion même de vérité objective est en train de disparaître de ce monde. »
George Orwell, Looking Back on the Spanish War
Lorsque, en décembre 1936, Georges Orwell arrive à Barcelone, c’est avec l’intention d’écrire des reportages sur la révolution qui a gagné la Catalogne. Mais, comme il l’explique dans Hommage à la Catalogne qu’il écrit quelques semaines plus tard, il ne peut s’empêcher de prendre part à l’aventure en s’engageant dans les rangs révolutionnaires du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM). Ce n’est qu’en mai-juin 1937, quand les anarchistes seront exterminés par les communistes sur ordre de Staline, le POUM ayant été déclaré illégal, qu’Orwell quittera l’Espagne, le cœur déchiré et après s’être pris une balle dans la gorge.
Sa participation à la guerre d’Espagne est un épisode fondateur de sa pensée sur l’histoire, la vérité et la dictature, qui le mènera jusqu’à la publication en 1949 de 1984.
Son récit autobiographique Hommage à la Catalogne est remarquable par son honnêteté intellectuelle et parfois son humour. Orwell ne cache pas les défauts des anarchistes, même s’il fait partie de leurs rangs. On est frappé aussi par l’humilité de cet homme qui s’engage comme simple soldat, ne parle ni espagnol ni catalan, ne recherche aucun honneur et endure tout, jusqu’à presque perdre la vie. À côté de cet engagement-là, ceux d’un Sartre dans la Résistance ou même d’un Malraux dans la guerre d’Espagne ou contre les Nazis font pâle figure.
Quand Orwell arrive à Barcelone fin 1936, il s’installe à l’Hotel Continental, encore debout 138 La Rambla. Ce sera jusqu’à son départ l’été 1937 son port d’attache, entre deux séjours au front. Hommage à la Catalogne est en effet composé de récits d’événements qui se déroulent à Barcelone, plongé dans la guerre entre staliniens et anti-staliniens, et dans d’autres coins de la Catalogne (le touriste curieux pourra d’ailleurs parcourir la région à la recherche des hôpitaux où Orwell a séjourné suite à sa blessure).
À lire aussi (en anglais) :
– http://www.telegraph.co.uk/travel/destinations/europe/spain/barcelona/10005749/George-Orwells-Barcelona.html
– http://pdlhistoria.wordpress.com/george-orwell-in-barcelona-and-on-the-aragon-front/
– http://iberianature.com/barcelona/history-of-barcelona/spanish-civil-war-tour-in-barcelona/
J’étais au sanatorium Maurín, l’un des sanatoriums dirigés par le P.O.U.M. Il était situé dans la banlieue, près du Tibidabo, ce mont de configuration étrange qui s’élève abruptement aux confins de Barcelone et du sommet duquel, selon la tradition, Satan aurait montré à Jésus les royaumes de la terre (d’où son nom). La maison, qui avait auparavant appartenu à quelque riche bourgeois, avait été saisie au moment de la révolution ; la plupart des hommes qui se trouvaient là, ou bien avaient été évacués du front pour maladie, ou bien avaient quelque blessure – amputation d’un membre, par exemple – qui les avait rendus définitivement inaptes. Il y avait déjà dans ce sanatorium plusieurs Anglais : Williams, avec sa jambe abîmée, et Stafford Cottman, un jeune homme de dix-huit ans qui, présumé tuberculeux, avait été renvoyé des tranchées, et Arthur Clinton dont le bras gauche brisé était encore attaché avec une courroie sur un de ces encombrants trucs métalliques, surnommés aéroplanes, qui étaient en usage dans les hôpitaux espagnols. Ma femme continuait de loger à l’hôtel Continental et généralement je me rendais à Barcelone dans la journée.
Le matin j’allais à l’hôpital général subir un traitement électrique pour mon bras. Drôle de traitement : une suite de secousses électriques, donnant une sensation de picotements, qui imprimaient aux divers groupes de muscles un mouvement de saccade – mais cela paraissait me faire du bien : je retrouvai l’usage de mes doigts et la douleur s’atténua quelque peu. Nous avions tous deux décidé que ce que nous avions de mieux à faire, c’était de rentrer en Angleterre le plus tôt possible. J’étais extrêmement faible, j’avais, semblait-il, perdu la voix pour de bon, et les médecins me disaient qu’en mettant les choses au mieux j’en avais pour plusieurs mois avant d’être de nouveau apte au combat. Il me fallait me mettre tôt ou tard à gagner un peu d’argent et à quoi cela rimait-il de rester en Espagne, en bouche inutile, à manger des rations dont d’autres avaient besoin. Mais mes motifs étaient surtout égoïstes. Je n’en pouvais plus, j’éprouvais un désir intense de m’en aller loin de tout cela ; loin de cette horrible atmosphère de suspicion et de haine politiques, de ces rues pleines d’hommes armés, des bombardements aériens, des tranchées, des mitrailleuses, des trams grinçants, du thé sans lait, de la cuisine à l’huile, de la privation de cigarettes – loin de presque tout ce que j’avais appris à associer à l’idée de l’Espagne. (Hommage à la Catalogne)