« Dans mon pays de limon et de craie, j’ai appris la beauté des silex cassés, et leur usage »
Robert Mallet, Silex éclaté.
Point d’exclamation
De Cayeux, sur le chemin littoral de galets, sur ce cordon rectiligne, vous ne pouvez manquer les premiers « obstacles de craie levée », ces « verticales marges » dressées là pour le navigateur. Je les vois qui s’élèvent doucement, vers le village de Hautebut, à l’autre bout des terres gagnées sur l’océan. Une fois encore, mes pas me ramènent vers cette partie de la Somme que j’aime tant et que des excursionnistes éminents ont rendue célèbre, dans leurs pérégrinations vagabondes.
Point de départ
Matin paisible à Onival, modeste bourgade balnéaire, nichée à l’ombre de sa voisine, Ault. A cet endroit – le géographe vous le dira mieux que moi – commencent (ou s’inclinent, c’est selon) les falaises de Caux, entre les terrasses et la mer. Août s’achève bientôt. Rien pourtant n’indique son déclin si ce n’est peut-être l’empressement des estivants à cueillir le temps qui passe. On papote sur les balcons ouvragés, on s’offre sans retenue au regard du randonneur. Un vieil homme, son chien sur les genoux, scrute l’horizon bleu lagune. Les galets se donnent à la mer. Lent travail de sape, bruit lancinant du ressac. La mer, elle, se livre au ciel.
« Ma vie objet, ma vie heurtée
à tant d’autres objets vivants
me voici tous angles brisés
ébréché, fêlé, mal sonnant… »
Ault, L’Espace d’une fenêtre, Robert Mallet.
La balade des yeux commence déjà sur les frontons de ces demeures « Belle Époque». « Les Charmettes », « Aurore »,« Le Crépuscule ». Aucune ostentation de leur part. Une poésie simple, déclinée à la manière de monsieur Prévert. Les gens d’ici sont habitués depuis longtemps aux maisons en briques, aux balustrades en bois, donnant sur la chaussée, construites au moment des premiers bains de mer. Le temps s’est comme figé ensuite. Le bourg en est resté à ce premier élan joyeux.
Le Boulevard d’Onival domine un camping pour spartiates, en contrebas. Les campeurs vaquent déjà à leurs occupations sur des emplacements géométriquement réglementaires. Rien ne change du quotidien, hormis peut-être le panorama impressionnant. Mais en-ont-ils conscience ?
Point de vue
Vers le nord, le village de Cayeux. Vers l’ouest, l’horizon coupé par la fameuse barrière verticale qui s’étire jusqu’au port du Hourdel, enseveli sous la brume. Passée la muraille puissante des galets noirs – des silex pris aux falaises de Caux – commence alors le règne des pâtures, des champs striés de canaux et des lagunes aux eaux saumâtres. Ici et là, des troupeaux de vaches blanches, quelques touffes de verdure viennent agrémenter une terre âpre, chichement gagnée sur la mer. Plus on s’éloigne du premier plan, plus les silhouettes humaines se raréfient et plus les galets se multiplient. Une voiture traverse le décor en faisant voler la poussière. Je quitte mon belvédère sur cette image de savane, prolonge le rêve à l’ombre des balcons en saillie.
Me voilà de retour vers le rivage, sur le sentier côtier aménagé pour assister à la naissance des falaises. Grève argentée et blanchie par la craie. Le béton armé de la chaussée d’Ault, suspendu sur le vide, les restes ogivaux d’un ancien four, à l’agonie avant la chute programmée. Sentiment diffus de la fragilité des lieux, de la capitulation des terres.
J’atteins Ault en bravant les interdictions, dans ce pays de l’écroulement. Les panneaux municipaux se font l’écho de la menace planant dans l’air. Le « bandeau clair au front blessé des rivages » prêt, à tout instant, à donner raison à l’augure. J’arrive enfin, au bout de mes pensées sinistres. A propos du recul inexorable, je songe à Victor Hugo, à son pèlerinage « pénitentiel » en Picardie. Déjà les murs de craie se confiaient à lui, avant sa traversée du désert, sur le chemin de Cayeux.
« La mer ronge perpétuellement le Bourg-d’Ault. Il y a cent-cinquante ans, c’était un bien plus grand village qui avait sa partie basse abritée par une falaise au bord de la mer. Mais un jour la colonne de flots qui descend la Manche, s’est appuyée si violemment sur cette falaise qu’elle l’a fait ployer. La falaise s’est rompue et le village a été englouti… »
Victor Hugo, Lettres et Dessins de Picardie.
Je remonte la plage déserte, brefs instants de pénitence sur les galets roulants. Lieux précaires, mouvants. L’escalier condamné, le vieux casino, la rue commerçante, avec ses façades délavées, s’ouvrant sur la massive église. J’observe ses damiers de lumière et d’ombre, sa tour carrée, je pense à celles entrevues dans les campagnes anglaises.
Rue Ernest Gamard, je prends d’assaut le versant sud de la valleuse. La voie d’accès, réduite à la portion congrue, en raison d’effondrements successifs. Perchée là-haut, la belle demeure familière. Harpes de pierres, portes et fenêtres murées. Image pathétique. Comme ces antiques caveaux croulant au fond des cimetières, elle semble vivre ses derniers instants. Pour l’heure, elle s’offre encore au regard du passant, suscite les questionnements sur le passé, la fuite du temps, le destin inexorable. Le couperet tombera sans doute un matin de dégel, sans coup férir. La noble maison témoin ira rejoindre son jardin d’agrément, sur le platier d’en bas et ses débris seront brassés par la mer.
Une halte au calvaire, comme les pénitents, pour vous obliger à vous tourner vers le nord. Vue imprenable sur Ault aux toits bleutés, pressés les uns contre les autres. Des mouettes braillardes et belliqueuses tournoient dans l’air. Je contemple le vaste horizon, le pays qui se devine au loin, dans ses reflets nacrés, qui se hume aussi par ses senteurs marines. La mer et ses tons bleu gris, puis la digue étayée d’épis en béton, pour contenir les assauts des vagues et protéger les bas champs.
Lumière saturée, reflets opalescents, hallucinations, j’ai cru voir le « marcheur solitaire » sur cette portion aride, entre la falaise vive et le bourg de Cayeux. Sentier côtier de terre, sentier d’encre…Victor, jeune à l’époque – que j’imagine pourtant avec sa barbe blanche – sensible au décor farouche, à la puissance des éléments, aux efforts touchants des hommes accrochés à leurs gains provisoires.
Je poursuis ma quête. Divers motifs du parcours, comme le blockhaus, les piquets et le fil barbelé, se rapprochent inexorablement du vide. Indices recoupés pour l’enquête, pour en arriver à la flagrante évidence du grignotage, au délit de harcèlement. Devant moi, le chemin interdit, qui appelle le désir. Il semble se poursuivre dans l’enfilade des falaises, se perdre dans l’échancrure des valleuses. Je n’ose plus, comme avant, le défier. De récentes chutes crayeuses incitent à la prudence. Devant moi, vers le sud, un chemin de terre bordant une forêt de maïs, des lignes de fuite noyées dans les embruns, l’ourlet nacré des falaises de Mers. Le bonheur en marchant, l’oubli des pesanteurs et le bois de Cise tout proche, à quelques encablures.
Point d’orgue
Cise, un village de quelques âmes, tout juste sorti du dix-neuvième siècle, aux premiers bains de mer. Cise aux origines mystérieuses et multiples. Cise au nom charmant, qu’on voudrait associer aux cerises, pour nos soudaines envies de cueillir les petits bonheurs.
Avant, il n’était qu’un bois naturel de hêtres et de chênes, paré de ses mystères, recouvrant une valleuse suspendue sur la mer, sans accès au rivage. L’on s’y rendait pour se cacher ou pour chercher le pittoresque. Lieu magique pour les fugitifs, les romantiques solitaires et les villégiaturistes aisés, venus en bande joyeuse de Mers-les-Bains tout proche. Des rumeurs confuses, de complots, de messes clandestines, d’embarquements d’espions, se sont répandus à son sujet. On s’y est dit des choses « pas très catholiques », de belles histoires à raconter au coin du feu, pour l’émerveillement.
A la lisière, une ruelle goudronnée m’amène à une première habitation, puis à une seconde au fil des pas. Demeures coquettes, noyées dans la verdure, harmonieusement intégrées, mangeoires destinées aux oiseaux, jardins auréolés de parterres d’hortensias bleus, lignes adoucies par les courbes délicates d’un fuchsia. Un village talentueux et discret. Je choisis l’allée des Violettes puis l’escalier abrupt et rustique. Tout ici s’ordonne autour du bois, jusqu’aux noms légers des rues, choisis parmi les fleurs, les arbres et les oiseaux.
Je m’enfonce dans la douce aura du contre-jour, dans la lumière oblique. Ma course n’est qu’une escapade guillerette. Entre les chênes et les hêtres se dessinent les silhouettes des maisons à clochetons, rappelant à l’envi une époque légère. Allée du Muguet, souvenir des cueillettes joyeuses de l’enfance, symphonie de toits en auvents, de charpentes élancées, foisonnement de lignes capricieuses. Au-dessus des balcons, j’imagine tout un bestiaire marin, des têtes inclinées d’hippocampes fabuleux.
Vers le point de vue, je tombe sur les écrits honorant le passage du « grand Victor ». Cadeau offert aux passants d’un jour, aux admirateurs du site, pour récompenser l’initiative ou la fidélité. Justesse des mots, figures de style pour dire les paysages. Label de qualité voulu par les résidents et les saisonniers, comme s’il fallait se prémunir contre les tentations irréversibles.
« … Mon champ était délicieux, tout petit, tout étroit, tout escarpé, bordé de haies et portant à son sommet l’océan. Te figures-tu cela ? vingt perches de terre pour base et l’océan posé dessus. Au rez-de-chaussée des faucheurs, des glaneuses, de bons paysans tranquilles occupés à engerber leur blé, au premier étage la mer, et tout en haut, sur le toit, une douzaine de bateaux pêcheurs à l’ancre et jetant leurs filets. Je n’ai jamais vu de jeu de la perspective qui fût plus étrange… »
Lettres et Dessins de Picardie, Victor Hugo.
Au Panorama, se décline toute la côte picarde ; les impressionnantes falaises blanches en vagues continues. Vous saisissez l’étendue du littoral, vous voyez se dessiner la perfection tranquille d’un décor sylvestre. Quelques touristes, autour de la table d’orientation, cherchent les points de repère, s’interrogent sur la présence de la charrue et de l’ancre, les échos, palpables, des belles images glanées par le poète. Sans doute trouveront-ils l’énigme de ce rébus paysager.
J’ai poursuivi ma course à travers les pâtures en surplomb sur la mer. Spectacle grandiose des entailles successives. A peine avez-vous atteint le sommet du val que vous plongez déjà dans la brèche suivante. Les ravins se ferment d’un côté et s’ouvrent brusquement sur le vide. Blottis au fond du pré, les reliquats de l’ancienne sylve de Rompval. J’ai fini par renoncer à rallier la Madone de Mers ; je voulais profiter de l’estran, à la marée descendante, pour le retour vers Onival.
Point final
En bas j’ai connu l’émotion devant « cette verticale marge entre ma faiblesse et le large ». Les petits bonheurs, çà se déniche parfois dans les coins « pommés », au creux d’une vallée sèche. Je suis devenu le goûteur du jour, captant cette volupté inespérée entre ciel et terre. Je glisse sur les monticules de craie recouverts de moules, plus attentif parfois à ma progression qu’à regarder ces remparts immaculés. Parfois une coulée d’argile vient en ternir la blancheur et me rappelle à la mesure. Ault, de nouveau, à force de glissades et de contorsions d’acrobate. Quelques photos de mémoire avant l’arrivée, « coquillages et crustacés », mousseline de l’écume, salves des vagues sur les galets, volatiles nichés sur les parois aux reflets opalescents. Le grand vacarme du monde se fait oublier. Heureux comme Ulysse dans « l’Odyssée », je sais pourquoi je suis venu me mouiller les baskets.
Ecrivain-marcheur.
Auteur de Lectures Buissonnières (Editions La Vague Verte) et de Picardie Vagabonde (éditions Punch – 30 textes illustrés d’aquarelles de Roger Noyon et de
Jean-Marc Agricola).