Louis Pergaud, une vie de trente-trois ans seulement…

L’enfance

Le 29 novembre 1879, Elie Pergaud, instituteur à Belmont depuis 1877, épouse Noémie Collette, fille de fermiers dans la même commune. Très rapidement, un garçon viendra égayer le foyer : Pierre Amédée voit le jour le 9 août 1880. Malheureusement, il décédera le 5 octobre suivant. Sa mère le pleure longtemps. Mais, le 22 janvier 1882, une nouvelle naissance apporte une certaine consolation : Louis Emile Vincent respire pour la première fois l’air de la Comté. Son père a trente ans, sa mère trente-deux. Le 18 octobre 1883, un autre fils, Lucien Amédée, complète le foyer Pergaud. Deux enfants solides, une mère pleine d’affection, un père qui les ouvre à la vie, à la nature : la famille savoure son bonheur. Louis fera ses premiers pas dans ce village. Souvent, il traversera le chemin pour rejoindre, juste en face de l’école, ses grands-parents maternels. Et puis, il y aura les prés, les champs, les bois, les bêtes, la vie rurale et ses enchantements.

Mais en février 1889, Elie Pergaud est muté. Instituteur de la nouvelle Ecole Laïque, il est victime du rejet de la République par la population locale. Toute la famille ira donc à Nans-sous-Sainte-Anne. Louis Pergaud quitte à sept ans le berceau de sa première enfance. Premier profond chagrin: les grands-parents s’éloignent. Son petit coin de terre comtoise, exploré avec tant d’émerveillement, se dérobe. Transplantée, la famille Pergaud aura du mal à s’adapter à sa nouvelle résidence. Le père pourtant se fera quelques amis avec lesquels il passera ses temps libres à la traque des gibiers de tout poil. La mère se liera à la receveuse des postes, Madame Chatot, dont le fils, Eugène, deviendra le meilleur camarade de Louis. Avec lui, avec d’autres, il s’initie aux combats joyeux et endiablés nés des rencontres avec les enfants de Montmahoux, le village voisin. Des souvenirs que Louis Pergaud n’est pas près d’oublier. Mais le mal du pays ne s’atténue pas. Des soucis familiaux incitent Elie, le père, à demander sa mutation pour sa région natale. Il bénéficie de bons appuis, car l’instituteur a activement participé aux recherches du cadavre de la fille d’un inspecteur de l’Université, noyée dans le Creux Billard, à la source du Lison.

Le 5 février 1891, Elie Pergaud est nommé à Guyans-Vennes. Dans leur nouvelle demeure, les Pergaud accueillent la grand-mère paternelle, handicapée par de cruels rhumatismes. Louis a neuf ans. Le retour dans une campagne familière lui ouvre de nouveaux horizons. Son père, retrouvant ses terrains de chasse, l’emmène assez souvent dans ses courses à travers prés et bois. Il s’imprègne de ce monde riche de sensations. A l’école, son travail est excellent. A douze ans, il passe son certificat d’études à Orchamps-Vennes. Il est reçu premier sur quatre-vingt-cinq candidats. Le jury le félicite.

Maintenant, Louis Pergaud doit quitter le foyer familial. Le départ en pension le marquera profondément. Lui, l’enfant sensible, voire timide, se sépare de ses parents, mais aussi de son frère, de ses copains de jeux, notamment de ces Faivre avec lesquels les deux Pergaud traquaient les truites dans le Dessoubre, près des moulins dits Girardot. L’enfant libre, habitué à la vie en pleine nature, va faire connaissance avec l’univers fermé, restreint, du pensionnat. Encore aura-t-il la chance de loger chez un ami de son père, concierge de l’hôtel de Ville de Besançon, à deux pas de l’Ecole de l’Arsenal, son nouveau domaine. Ainsi évitera-t-il la rigueur de l’internat. Pendant ce temps, Elie Pergaud connaît de nouveaux ennuis professionnels. Le 28 avril 1897, le Préfet le déplace à Fallerans, pauvre village dont l’école jouxte la fromagerie. Un coup dur venant après la mort de sa mère, un mois auparavant. Seul réconfort : le bon travail de son fils Louis à Besançon. En effet, en juillet 1898, Louis Pergaud, âgé de seize ans, est reçu premier au concours d’entrée à l’Ecole Normale. Pendant trois ans, il apprendra le métier auquel son père l’a destiné. L’enseignement est solide, rigoureux; les moments libres très rares. Louis lit beaucoup, griffonne quelques poèmes. Le jeune garçon entre quelque peu en rébellion contre une autorité qu’il juge abusive. Monsieur Tronchon, le directeur, ne s’en laisse pas compter, et Pergaud va bientôt en faire les frais.

Son père est tombé malade en juin 1899. Pour le jour de l’an 1900, Louis s’inquiète de l’état de santé paternel. Il note dans son carnet : « J’ai peur ». Le 20 février, Elie Pergaud meurt. Venu à Fallerans pour l’enterrement, le jeune Louis, ébranlé par ce drame, demande au directeur de l’Ecole Normale de prolonger son congé pour soutenir sa mère défaillante. Monsieur Tronchon refuse. A peine est-il rentré à Besançon que sa mère décède à son tour, le 21 mars 1900. En un mois, Louis Pergaud est devenu orphelin ! Traumatisé, sans ressort, il écrit : « Je veux mourir pour rejoindre mes parents ». Il se replie sur lui-même, repousse les bras tendus de ses camarades. Sa mine devient encore plus farouche; les traits se durcissent. La douleur l’écrase. Il semble mûr, adulte avant l’âge, alors que c’est seulement son adolescence qui s’est figée sous le choc des malheurs répétés.

C’est leur oncle de Belmont qui recueillera Louis et Lucien (qui sera chef de bureau à l’Hôtel de Ville de Besançon et mourra en 1973). Durant les vacances, il accepte une invitation d’un ami normalien, Chenevez, qui habite à Levier. Tous les deux, ils pousseront jusqu’à Nans-sous-Sainte-Anne, pour aller saluer des amis de son père, les Philibert, qui possèdent une taillanderie, et … Louis Pergaud y retrouve son ami Chatot. Celui-ci lui révèle l’existence du poète Léon Deubel. La poésie mélancolique de ce Belfortain épouse parfaitement l’état d’esprit du jeune homme désemparé. Désormais Louis Pergaud lui vouera une passion sans limites. Une voie s’est ouverte à lui; sa vie reprend forme. Peu importe la pension, l’élan poétique ne peut être enchaîné.

L’instituteur

Le 30 juillet 1901, Louis Pergaud sort de l’Ecole Normale troisième de sa promotion. Nommé à Durnes pour la rentrée d’octobre, il quitte sans regret la maison de son oncle qui n’a pas su lui donner l’affection, la paix, le calme auxquels il aspirait. Sa première année se passe bien, malgré quelques accrochages avec une partie de la population lors d’élections municipales.

Près de là, à La Barèche, il trouve, auprès d’une collègue, la tendresse dont il est depuis si longtemps privé. Fin 1903, il épouse cette institutrice. Son enthousiasme pour l’enseignement n’est pas grand. La poésie lui prend de plus en plus de temps. C’est aussi l’époque où Léon Deubel s’installe chez les Pergaud. Louis est ravi, émerveillé. Mais Madame Pergaud accepte mal la présence du poète. Ce sera un point de discorde qui rapidement envenimera les rapports entre les deux jeunes mariés.

Deubel aide Pergaud à mettre au point son premier recueil de poésies « L’Aube » qui paraîtra en avril 1904. C’est une joie qu’assombrit le départ de Deubel. Le 16 août naît Gisèle, qui décède trois mois plus tard. Le bonheur, décidément, semble fuir Louis Pergaud. Il a vingt-deux ans. Son mariage est un échec. Sa fragilité morale lui fait envisager le suicide. Mais les lettres de Deubel le retiennent quelque peu. Les relations avec la population locale se détériorent. Comme son père, il doit abandonner son poste. La rentrée 1905 le conduira, avec sa femme, à Landresse.

Les tensions entre l’Eglise et l’Ecole républicaine sont vives à Landresse. On est en pleine affaire de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Le climat familial n’a pas changé. Pergaud se retrouve face à tous les ennuis possibles. Parfois, il fait front, mais maladroitement, et s’enfonce chaque jour un peu plus. Sa seule joie (mais quelle joie !) c’est la chasse. Il fréquente quelques bons chasseurs. Là, fusil à la main, chiens aux pieds ou à la course, au milieu des champs et des bois, il retrouve les parfums heureux de son enfance. Tard le soir ou tôt le matin, Louis Pergaud écrit, prend des notes. Et puis, une maison lui ouvre grand sa porte, sa table, son foyer : celle de Jules Duboz. Ce cordonnier-cafetier, jovial, malicieux, d’une grande intelligence, a vite sympathisé avec ce jeune instituteur triste et apparemment désemparé. Louis Pergaud se plaît à écouter les récits truculents de ce conteur né qu’est le « Papa Duboz ». C’est un refuge, une source de bien-être, que la maison du « barbu » de Landresse !

Ce sera même bientôt un havre de tendresse. Car Jules Duboz a des enfants. Parmi eux, une jeune fille de vingt-trois ans, Delphine. Douce, calme, simple, compréhensive, admirative, elle possède toutes les qualités propres à épauler, à consoler, à épanouir l’écrivain naissant qui n’a pas encore trouvé sa véritable voie. Louis Pergaud a compris. Son ami Deubel le réclame auprès de lui à Paris depuis si longtemps ! Il se forge un nouveau destin. Sa vraie vie va commencer. Il efface ses années de souffrance morale. Il saute le pas : en août 1907, il prend le train pour la capitale, le cœur plein de sa Franche-Comté natale et de l’amour de Delphine. L’espoir d’une réussite au fond de lui-même, Louis Pergaud va retrouver son maître littéraire, Léon Deubel. Cette amitié, c’est sa force du moment.

A Paris

C’est une vie de collégien qui l’attend. Vivant chichement avec Léon Deubel, dans une chambre sordide, Louis Pergaud travaille à la Compagnie des Eaux. Dès septembre 1907, il demande à Léon Bocquet, directeur du « Beffroi », le moyen de publier son deuxième recueil de poésies qui paraîtra au printemps 1908 : « L’Herbe d’Avril ». Mais la grande affaire, c’est l’arrivée de Delphine. Ils s’installent 5-7 rue de l’Estrapade avec… Deubel. Le côté bohême du poète gêne le nouveau couple. Discrète, Delphine s’arrange pour ouvrir les yeux à Louis. Un jour, Deubel comprendra qu’il est de trop et le ménage se retrouvera enfin libre de vivre pleinement son union.

Le deuxième recueil a introduit Pergaud dans les milieux littéraires. Magnifiquement encouragé par Delphine, l’écrivain se lance à plume perdue dans l’écriture. Conscient de ses limites poétiques, il se tourne vers le récit animalier qu’il sent bouillir en lui. Il travaille ferme. En novembre 1909, il redevient enseignant pour avoir davantage le temps d’écrire. Les bêtes de sa Comté revivent tout au long des pages qu’il remplit; ses yeux se noient dans les souvenirs de ses courses champêtres et forestières; son esprit rallume les récits tant de fois répétés (et si savoureux !) de Papa Duboz. En juillet 1910, il épouse Delphine. En août, le « Mercure de France » publie « De Goupil à Margot » qui passe dans les mains des membres de l’Académie Goncourt.

Le 8 décembre 1910, le prix Goncourt, 8ème du nom, est attribué à Louis Pergaud, après trois tours de scrutin. Il a vingt-huit ans. Son premier livre est couronné. Pergaud prend sa revanche sur la vie. « De Goupil à Margot » va battre des records de vente. C’est plus qu’un succès : c’est un triomphe ! Cette consécration lui apporte l’aisance. Les 5000 francs du prix lui permettent de louer un appartement plus vaste, d’enrichir son mobilier et, bien sûr, de se faire un nom dans la littérature puisque les lecteurs confirment le choix des Goncourt. Certes, toutes les critiques ne sont pas flatteuses, mais son bestiaire touche le public.
Dard_A4-tif : Louis Pergaud par J. Dard à l’occasion de l’attribution du Prix Goncourt. Document mis à disposition par la Famille Duboz, Paris

En 1911, il récidive dans le genre avec « La Revanche du Corbeau » qui connaît un succès moindre.

1912, c’est l’année de « La Guerre des Boutons » qui fera connaître Landresse sous le nom de Longeverne. Une bouffée de fraîcheur juvénile, une épopée savoureuse, un plaisir pour le lecteur retrempé dans une enfance saine et vigoureuse.

1913 : « Le Roman de Miraut » le hisse d’un cran dans le monde littéraire. Louis Pergaud a affûté son style, trouvé son rythme. Sa sève, c’est son terroir. Dans l’ombre, Delphine joue son rôle : elle est là ! Sa présence équilibre, rassure. L’écrivain trouve la maîtrise totale de son talent grâce à sa femme. Il en est pleinement conscient, puisqu’il écrit : « Si je dois passer à la postérité un jour, je veux […] que nos deux noms soient unis dans la gloire comme nos deux coeurs l’auront été dans la vie ».
Mais l’année 1913 est soudain obscurcie par une terrible nouvelle : Léon Deubel s’est jeté dans le Marne ! Ces douloureux moments vont freiner l’oeuvre créatrice de Louis Pergaud. Durant plusieurs mois, il se consacrera uniquement à défendre la mémoire de son si cher ami. En vacances à Landresse, il met au point un recueil, choix de poèmes de Deubel, sous le titre « Régner ».

Alors il se penche sur un ensemble de nouvelles villageoises où sont croqués les paysans de son plateau avec une précision qui n’a d’égal que le talent de la mise en scène. Toute la vie franc-comtoise, dans ses aspects les plus divers et les plus cocasses, est évoquée humoristiquement. Les personnages sont vrais, ni enjolivés, ni enlaidis, à peine transposés. De plus, ils évoluent dans une atmosphère et des paysages qui sont bien ceux de Landresse d’avant 1914. Ces contes sont remis à Monsieur Vallette, directeur du « Mercure de France », durant l’été 1914. Ils doivent être publiés sous le titre « Les Rustiques ».

La guerre

L’ordre de mobilisation tombe. Envoyé à Verdun, Louis Pergaud est raisonnablement confiant. D’abord au dépôt, il voit passer les premiers blessés, les premiers prisonniers, les premières erreurs, d’un conflit qui va s’éterniser. En octobre, il est au front, dans la région de la Woëvre. Il observe, il prend des notes, il accumule les impressions : il ne restera pas muet. Il assiste à un carnage horrible où le courage des combattants est souvent anéanti par des ordres d’une opportunité douteuse : il témoignera dans un livre de guerre qu’il se promet d’écrire. Mais les semaines passent, et de nombreux pressentiments l’envahissent.

Le soir du 7 avril 1915, il reçoit l’ordre d’attaquer la côte 233 de Marchéville, dans la nuit, à deux heures du matin. Il pleut. Le sous-lieutenant Pergaud, à la tête de ses hommes, sort de la tranchée de départ. On franchit deux rangs de fils barbelés, à quelques mètres de la tranchée ennemie. Une fusillade nourrie les accueille et décime les assaillants. Pergaud, blessé au pied, demande à ses soldats de poursuivre l’offensive. Aux premières lueurs du jour, les rescapés peuvent se replier. Leur chef n’est pas avec eux. Les brancardiers allemands transportent les blessés qui sont déposés derrière les tranchées, dans l’attente d’une prochaine évacuation. C’est ce moment que choisit l’artillerie française pour bombarder les lignes adverses. La première salve déchiquète les blessés. Une mort atroce pour tous ces hommes (parmi lesquels peut-être Louis Pergaud), qui n’auront pour tombe que la boue de la Woëvre.

A trente-trois ans, l’auteur de « La guerre des boutons » disparaissait en pleine gloire littéraire naissante. Que nous réservait-il ?  » Lebrac Bûcheron » était en chantier. « La grande équipée de Mitis », roman d’un chat, était prévu. « Le journal des douze lunes de la forêt » aurait été un vaste panorama de la vie animale, justifiant ainsi le surnom de « Balzac des bêtes » attribué à l’écrivain. Mais à quoi bon cette énumération ? Son œuvre réalisée, si courte soit-elle, suffit à maintenir son nom au firmament de la littérature.

RENAISSANCE

J’ai grandi, libre et sain, comme un arbre en plein vent,
L’air vif de la Comté tanna ma rude écorce
Et, gonflant de santé les bourgeons de ma force,
Me fit un front farouche avec un coeur d’enfant.
Le malheur, paternel, a veillé sur mes ans,
Les destins déchaînés ont fait fléchir mon torse
Sans que la peur, ce vin dont le désir se corse,
Ait fait chanter plus clair les sources de mon sang.
J’ai jeté ma jeunesse au loin comme un manteau
Dont je laisse, pensif, du fond des capitales
Polluer la blancheur et froisser les lambeaux;
Mais des désirs puissants ont rénové ma sève
Et les haines soufflant des montagnes natales
Ne pourront plus courber les tiges de mon rêve.

Par Bernard Piccoli, in Le bestiaire de Louis Pergaud et son époque 1900-1915, p. 9 à 25
Cahiers du mhnc no 12, 2005.
Editions de la Girafe, Musée d’histoire naturelle, CH-2300 La Chaux-de-Fonds.